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4 novembre 2012 7 04 /11 /novembre /2012 12:10

2 / Une question de traduction

Dans sa lecture des textes originaux exprimant l'idée de relativité, F. Balibar s'inspire d'une façon de considérer les lois de la physique qui s'est développée tout au long du XXesiècle à travers le concept de symétrie ; le principe de relativité d'Einstein apparaît ainsi comme l'une de ces « super-lois » qui régissent, par des exigences d'invariance ou de symétrie, les lois de la physique. Dans son livre La science du cristal (Hachette, 1991), F. Balibar rappelle comment les considérations de symétrie étaient depuis longtemps familières aux cristallographes avant de devenir primordiales pour la physique toute entière aussi bien classique que quantique. Et de faire remarquer que les physiciens, à l'image de M. Jourdain, ont longtemps « fait de la cristallographie sans le savoir » (op.cit., p. 73). Est ainsi rappelée l'idée prémonitoire de Pierre Curie qui écrivait en 1894 :

« Je pense qu'il y aurait intérêt à introduire dans l'étude des phénomènes physiques les considérations sur la symétrie familières aux cristallographes. (...) Les physiciens utilisent souvent les considérations données par la symétrie, mais négligent généralement de définir la symétrie dans un phénomène, parce que, assez souvent, les conditions de symétrie sont simples et presque évidentes a priori. » (op.cit., p. 72)

Or, sans vouloir mettre en cause cette façon de comprendre la physique et son histoire, nous voudrions la mettre entre parenthèses à propos de ce que nous avons appelé l'interprétation de la relativité, car elle nous semble comporter des présupposés dignes de question. Ainsi, et de façon générale, les considérations de symétrie et d'invariance sont rapportées à la recherche d'un « absolu ». Le livre Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité se conclut par ces lignes :

« Le principe de relativité, avons-nous dit, n'est qu'une exigence d'invariance parmi d'autres, l'une de ces « super-lois » auxquelles les lois de la physique sont soumises. Parmi ces autres, citons à titre d'exemple, et pour donner une idée de ce dont il s'agit, l’ « invariance par translation dans le temps » (l'énoncé des lois de la physique ne doit pas dépendre de l'origine choisie pour le repérage des instants) ; ou encore, l' « invariance par translation d'espace » (les lois de la physique doivent être les mêmes à Paris et à Tokyo, sur la Terre et sur la Lune). L'invariance imposée par la relativité est évidemment moins triviale ; elle est - tout ce livre a tendu à le démontrer - liée aux propriétés de l'espace-temps, théâtre des phénomènes physiques. C'est, comme on le dit parfois, une géométrie de l’espace-temps.

Mais qui dit géométrie dit recherche d'un absolu, d'un invariant. Ainsi, en géométrie euclidienne, la distance séparant deux points est un invariant, indépendant du point de vue auquel on se place. De même, on l'a vu, au chapitre 3, la « vitesse de la lumière » est un invariant structurant l'espace-temps. Ainsi l'idée de relativité débouche-t-elle finalement sur une recherche de grandeurs invariantes qui structurent l'espace-temps. Si l'on ajoute à cela le fait que l'idée de relativité se résume en une recherche de relations invariantes, on voit que le nom « relativité » est bien mal venu. Le but de toute théorie de la relativité est, comme le faisait déjà remarquer Sommerfeld il y a plus de cinquante ans, la recherche de ce qui n'est pas relatif, de l'absolu en quelque sorte. » (GNE, pp. 121-122)

En traduisant « rispetto » par respectivement, F. Balibar met en avant l'idée de perspective à la lumière des considérations contemporaines sur la symétrie, mais cette idée nous semble bridée, enfermée dans la dichotomie du relatif et de l'absolu qui, bien que jugée « mal venue », n'en est pas moins reconduite. Cette dichotomie, à laquelle Newton donna ses lettres de noblesses, peut-elle être encore conservée ? Ne court-on pas le risque de mêler inconsciemment à la traduction du texte galiléen des conceptions et des habitudes de pensée héritées d'une longue tradition, ouverte avec la physique newtonienne et pourtant critiquée par Einstein ?

Si nous reprenons la lecture que donne F. Balibar du texte galiléen, nous voyons ainsi l'auteur apporter une précision surprenante à l'idée de perspective, comme pour défendre la conformité de celle-ci avec l'objectivité scientifique :

« Est-ce à dire que Galilée introduit une subjectivité déplacée dans la conception du mouvement ? Après tout, l'idée d'un centre immobile, point de comparaison objective auquel référer tout mouvement, semble plus conforme à l'idée intuitive de ce que doit être l'objectivité scientifique que celle d'un « point de vue » ! Mais, c'est qu'il s'agit, comme nous allons le montrer maintenant, d'un point de vue objectif. » (op.cit., p. 19)

Dans ce but, F. Balibar souligne un autre mot apparaissant dans le texte de Galilée, le mot operativo interprété selon une référence à une notion bien connue des physiciens, celle d'effet :

« Pour comprendre en quoi ce « point de vue » est objectif, il nous faut souligner un mot qui apparaît deux fois dans le texte cité et que nous avons négligé d'interpréter jusqu'à maintenant ; il s'agit du mot operativo : il moto in tanto é moto, e como moto opéra... Et plus loin également : il moto il quale sia comune a molti mobili... e corne nullo... e solamente operativo nella relatione che hanno essi mobili con altri che manchino.

Pour Galilée :  

1  / le mouvement se reconnaît, se mesure, à ses effets ;

2  / un mouvement nul est donc, par définition, un mouvement sans effet.

Le qualificatif « comme nul » ne doit donc pas être interprété comme le constat d'une illusion, mais comme une réalité objective : le mouvement partagé est « comme nul » parce qu'il est sans effet. » (op.cit., p. 19)

Là aussi, nos devons reconnaître dans le texte galiléen cet aspect associé à l’idée de perspective : la prise en compte, dans la mise en perspective du mouvement, des effets observés. Le mouvement de Venise en Syrie est comme nul sur les relations observées entre les marchandises du point de vue du navire ; que l'on déplace une balle d'un seul pouce, cela constituerait alors un effet, un changement observable.

Peut-on cependant interpréter le terme operativo en invoquant la notion d'objectivité ? Ne glisse-t-on pas ainsi, imperceptiblement, du terme d'effet à l'idée d'effectivité, c'est-à-dire vers une certaine idée de ce que doit être la réalité ? Ne sommes-nous pas de nouveau conduits à une thèse implicite sur l'être au sens d'existence ? Rappelons-nous en effet comment, autour du texte d'Einstein, les physiciens insistaient sur une « différence effective », « physiquement réelle », « mesurable »... et comment Bergson en appelait à la perception pour distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas.

Dans le but d'illustrer la notion d'objectivité vers laquelle est orientée la lecture de la relativité galiléenne, deux autres passages du Dialogue sont alors cités. Le premier est celui dans lequel Sagredo évoque le peintre dessinant comme si de rien n'était, alors qu'il est à bord d'un navire voguant selon un mouvement uniforme. Dans le suivant, Salviati, comme pour clore sa définition du mouvement, décrit ce que l'on observe si l'on se trouve enfermé à l'intérieur d'une cabine sans fenêtre d'un navire. Nous reprenons ici ces deux textes comme deux témoignages d'une conception originale du mouvement que nous appelons à relire. (GNE, « Un mouvement qui est comme nul », pp. 19-31)

Le premier texte choisi est extrait de la discussion faisant suite à la définition de Salviati et qui examine les nombreux arguments entourant la question du mouvement de la Terre. Parmi ceux-ci, figure celui de la pierre tombant du haut d'une tour ou du haut du mât d'un navire en mouvement (D, p. 152 sq.). Pour l'aristotélicien, si la Terre était en mouvement, une pierre lâchée du haut d'une tour ne tomberait pas au pied de celle-ci, mais en arrière comme dans le cas du navire. En particulier, Simplicio ne comprend pas que la pierre puisse se mouvoir suivant la verticale de la tour et, en même temps, si l'on accepte le mouvement diurne de la Terre, suivant un mouvement transversal de composition. Se montre ici le sens paradoxal de l'idée nouvelle et la rupture avec l'ancien mode d'appréhension des phénomènes. Afin d'aider Simplicio à se défaire des préjugés qui le maintiennent attaché à un seul côté des choses, celui du « sens manifeste », Sagredo va illustrer l'idée de Salviati par une « fantaisie », une situation non plus conçue ou perçue, mais imaginée. Il s'agit en fait d'une véritable conversion du regard dans l'inspiration des dialogues platoniciens, que Galilée, par l'intermédiaire de Sagredo, veut produire chez le lecteur.

Nous donnons ici le texte de l'édition du Seuil en élargissant les citations (extraits du Dialogue entre parenthèses).

 

(SIMPLICIO : « Mais, grand Dieu, si elle se meut transversalement, comment se fait-il que je la vois se mouvoir tout droit à la verticale ? C'est tout simplement nier le sens manifeste, et s'il ne faut pas croire le sens, par quelle autre porte entrer en philosophie ?

SALVIATI : Par rapport à la Terre, à la tour et à nous, qui nous mouvons tous de conserve avec le mouvement diurne, en même temps que la pierre, le mouvement diurne est comme s'il n'était pas, il reste insensible, imperceptible, et n'a aucune action ; seul est observable pour nous le mouvement qui nous fait défaut, le mouvement de la pierre qui rase la tour en tombant.) Vous n'êtes pas le premier qui répugne fortement à saisir que l'opération du mouvement est nulle pour les choses qui le possèdent en commun.

SAGREDO : Voilà qui me rappelle une fantaisie qui m'a traversé un jour l'imagination pendant que je naviguais en direction d'Alep, où j'étais consul de notre pays ; peut-être cela pourrait-il aider un peu à expliquer cette absence d'opération du mouvement commun et ce fait qu'il est comme s'il n'était pas pour tous ceux qui y participent : je voudrais, si du moins le signor Simplicio en est d'accord, discuter avec lui de ce que j'ai alors imaginé pour moi tout seul.

SIMPLICIO : Quand les choses que j'entends sont nouvelles, je ne refuse pas d'écouter, j'en suis même curieux ; parlez donc.

SAGREDO : Supposons que la pointe d'une plume à écrire, placée à l'intérieur du navire tout au long de la traversée qui m'emportait de Venise à Alexandrie, ait pu laisser un signe visible de la totalité de son voyage : quelle trace, quelle marque, quelle ligne aurait-elle laissée ?

SIMPLICIO : Elle aurait laissé comme trace une ligne qui serait allée de Venise jusque là-bas ; cette ligne ne serait pas parfaitement droite ou, pour mieux dire, elle ne formerait pas un parfait arc de cercle, ce serait plutôt une ligne tantôt plus, tantôt moins ondulante suivant les balancements plus ou moins importants du vaisseau ; mais ces inflexions d'une ou deux coudées en certains endroits, à droite ou à gauche, vers le haut ou le bas, sur une longueur de plusieurs centaines de milles, n'auraient que peu modifié l'allure générale du tracé de cette ligne ; ils seraient à peine sensibles ; on ne se tromperait guère en disant que cette ligne est une partie d'un arc parfait.

SAGREDO : Ainsi le mouvement vrai, très vrai, de cette pointe de plume aurait été, lui aussi, un arc de cercle parfait, si le vaisseau - laissons de côté le balancement de la mer - avait avancé dans le calme et la tranquillité. Et si c'était moi qui avais continuellement tenu la plume en main, me contentant de la déplacer parfois d'un ou deux doigts d'un côté ou de l'autre, quelles modifications aurais-je apportées à ce tracé principal très long qui serait le sien?

SIMPLICIO : Cela représenterait bien moins, pour une ligne droite de mille coudées, que des écarts d'un oeil de puce à certains endroits, par rapport à la rectitude absolue.

SAGREDO : Si donc un peintre avait commencé, en quittant le port, à dessiner avec cette plume sur un papier et continué à le faire jusqu'à Alexandrie, il aurait pu tracer à la plume toute une histoire avec beaucoup de figures aux contours parfaits et hachurés en mille et mille directions, avec des villages, des édifices, des animaux et toute sortes d’autres choses, et pourtant tout le mouvement véritable, réel et essentiel de la plume n'aurait été qu'une ligne très longue mais toute simple ; le peintre, lui, pour ce qui est son opération propre, aurait tracé exactement les mêmes lignes que si le navire était resté immobile. Qu'il n'y ait d'autre trace du très long mouvement de la plume que les traits sur le papier, la raison en est que le grand mouvement de Venise à Alexandrie était commun au papier, à la plume, ainsi qu'à tout ce qui se trouvait sur le navire ; mais parce que les minuscules mouvements vers l'avant, l'arrière, la droite, la gauche, que les doigts du peintre ont communiqués à la plume, mais pas à la feuille, étaient propres à celle-là, ils ont laissé des traces sur le papier qui, lui, restait immobile par rapport à ces mouvements. (De même il est vrai que, si la Terre est en mouvement, le mouvement de la pierre vers le bas a été en réalité une longue trajectoire de plusieurs centaines, et même de plusieurs milliers de coudées : si elle avait pu inscrire sa trajectoire dans l'air tranquille ou sur une autre surface, elle y aurait laissé une très longue ligne transversale ; mais, dans ce mouvement pris en sa totalité, il y a une partie commune à la pierre, à la tour et à nous, et cette partie reste pour nous insensible, elle est comme si elle n'était pas ; seule demeure observable la partie du mouvement à laquelle ni la tour ni nous ne participons, celle finalement par laquelle la pierre, en sa chute, longe la tour.) (D, pp. 191-192)

Il s'agit, comme l'indique bien le sous-titre correspondant, d'un « remarquable exemple de Sagredo pour montrer l'absence d'opération du mouvement commun ». Y est établi un rapport analogique : le mouvement de la pierre qui longe la tour - seul mouvement manifeste et donc réel pour Simplicio l'aristotélicien - est, par rapport au mouvement insensible de la Terre que ce dernier annule purement et simplement, comme le mouvement de la plume qui décrit une « histoire » par rapport au mouvement insensible et pourtant bien réel du navire ; l'exemple de Sagredo montre aussi que le mouvement qui est considéré comme le seul réel, cache au contraire un mouvement beaucoup plus important. L'honnête homme a fait sienne la conception présentée de façon concise et abstraite par Salviati ; nous retrouvons bien le contenu de la définition initiale, mais présenté de façon suggestive, développé en des détails insuffisamment distingués, « vulgarisé » en quelque sorte, c'est-à-dire donné sous une forme imagée - sans pour autant rien déformer - permettant à l'honnête homme d'accéder à la théorie.

Dans l'intervention de Sagredo, nous voudrions faire remarquer une précision apportée pour la compréhension de « ce qui est comme nul », précision que l'ami de Salviati vient tout juste d'évoquer, mais un peu rapidement. Comme le mouvement du navire vis-à-vis du papier, de la plume et de tout ce qui se trouve à son bord, le mouvement de la Terre, commun à la tour, à la pierre et à nous qui observons tout cela, est « comme nul », c'est-à-dire inobservable. La phrase de Sagredo expose selon nous clairement l'équivalence entre le mouvement en tant qu'il est commun (ou non), non observable (ou observable), sans (ou avec) opération ;

 

« (la partie du mouvement commune à la pierre, à la tour et à nous) reste pour nous insensible, elle est comme si elle n'était pas ; seule demeure observable la partie du mouvement à laquelle ni la tour ni nous ne participons, celle finalement par laquelle la pierre, en sa chute, longe la tour. »  (SPN)

Or, cet exposé de Sagredo ne déforme en rien l'idée de Salviati comme le montre l'approbation que donne immédiatement ce dernier : « Voilà une pensée fort subtile pour expliquer ce point, difficile à comprendre pour beaucoup de gens. » Tout au contraire, il illustre une précision que Salviati venait d'apporter pour répondre à Simplicio alors que, dans sa définition initiale, il ne parlait simplement que du mouvement qui « n'agit pas, et qui est comme s'il n'était pas ». Elle se trouve exprimée dans la phrase qui vient juste avant le texte choisi par F. Balibar :

« Par rapport à la Terre, à la tour et à nous, qui nous mouvons tous de conserve avec le mouvement diurne, en même temps que la pierre, le mouvement diurne est comme s'il n'était pas, il reste insensible, imperceptible, et n'a aucune action ; seul est observable pour nous le mouvement qui nous fait défaut, le mouvement de la pierre qui rase la tour en tombant. » (SPN)

Le texte galiléen ne nous semble donc pas devoir être interprété comme la description d' « un enregistrement, acte objectif par excellence aux yeux de la physique moderne » (GNE, p. 20) qui apporterait la « preuve objective de la non-existence du mouvement partagé » (ibid., p. 22). Si le mouvement se signale, ou ne se signale pas, par l'effet observé ou observable, l'accent ne doit pas être mis sur effet, mais comme l'indique le texte lui-même, sur observé ou observable.

Tel est selon nous également ce qui ressort à la lecture du deuxième texte cité. C'est le célèbre passage de l'homme enfermé dans une cabine du navire et qui illustre admirablement l'idée de relativité. Le Dialogue arrive ici au terme de l'examen du premier genre d'arguments entourant la question du mouvement de la Terre (le deuxième genre d'arguments rassemble ceux tirés des « apparences et des observations célestes »). Comme le dit Salviati, l'expérience qu'il invoque les réunit tous et les rend caduques : semblable à l'homme enfermé dans la cabine du navire qui chercherait à déceler son mouvement, l'aristotélicien qui argumente contre la mobilité de la Terre en se fondant sur le « sens manifeste », n'a aucune prise sur le phénomène et ne brasse, pour ainsi dire, que du vent :

 

SALVIATI : ... « (Pour apposer un dernier sceau qui marque l'invalidité de toutes les expériences présentées, c'est le lieu et le moment, me semble-t-il, de montrer comment les mettre toutes à l'épreuve [sperimentar] très facilement.) Enfermez-vous avec un ami dans la plus grande cabine sous le pont d'un grand navire et prenez avec vous des mouches, des papillons et d'autres petites bêtes qui volent ; munissez-vous aussi d'un grand récipient rempli d'eau avec de petits poissons ; accrochez aussi un petit seau dont l'eau coule goutte à goutte dans un autre vase à petite ouverture placé en dessous. Quand le navire est immobile, observez soigneusement comme les petites bêtes qui volent vont à la même vitesse dans toutes les directions de la cabine, on voit les poissons nager indifféremment de tous les côtés, les gouttes qui tombent entrent toutes dans le vase placé dessous ; si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n'avez pas besoin de jeter plus fort dans une direction que dans une autre lorsque les distances sont égales ; si vous sautez à pieds joints, comme on dit, vous franchirez des espaces égaux dans toutes les directions. Quand vous aurez soigneusement observé cela, bien qu'il ne fasse aucun doute que les choses doivent se passer ainsi quand le navire est immobile, faites aller le navire à la vitesse que vous voulez ; pourvu que le mouvement soit uniforme, sans balancement dans un sens ou dans l'autre, vous ne remarquerez pas le moindre changement dans tous les effets qu'on vient d'indiquer ; aucun ne vous permettra de vous rendre compte si le navire est en marche ou immobile : en sautant, vous franchirez sur le plancher les mêmes distances qu'auparavant, et ce n'est pas parce que le navire ira très vite que vous ferez de plus grands sauts vers la poupe que vers la proue ; pourtant, pendant le temps où vous êtes en l'air, le plancher au-dessous de vous court dans la direction opposée à votre saut ; si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n'aurez pas besoin de plus de force pour qu'il le reçoive, qu'il se trouve du côté de la proue ou de la poupe, et vous à l'opposé ; les gouttelettes tomberont comme auparavant dans le vase du dessous sans tomber du côté de la poupe, et pourtant, pendant que la gouttelette est en l'air, le navire avance de plusieurs pal­mes ; les poissons dans leur eau ne se fatigueront pas plus pour nager vers l'avant que vers l'arrière de leur récipient, c'est avec la même facilité qu'ils iront vers la nourriture que vous aurez disposée où vous voudrez au bord du récipient ; enfin, les papillons et les mouches continueront à voler indifféremment dans toutes les directions, jamais vous ne les verrez se réfugier vers la paroi du côté de la poupe comme s'ils étaient fatigués de suivre la course rapide du navire dont ils auront été longtemps séparés, puisqu'ils restent en l'air ; (brûlez un grain d'encens, il se fera un peu de fumée que vous verrez monter vers le haut et y demeurer, tel un petit nuage, sans qu'elle aille d'un côté plutôt que d'un autre. Si tous ces effets se correspondent, cela vient de ce que le mouvement du navire est commun à tout ce qu'il contient aussi bien qu'à l'air ; c'est pourquoi je vous ai dit de vous mettre sous le pont.

Si vous étiez sur le pont, en plein air, l'air ne suivrait pas la course du navire et on constaterait des différences plus ou moins notables dans certains des effets indi­qués : sans aucun doute, comme l'air, la fumée irait vers l'arrière ; si mouches et papillons étaient séparés du navire d'une distance assez importante, l'air les empêcherait d'en suivre le mouvement ; mais s'ils restent tout près de lui, comme le navire est un bâtiment creux qui de ce fait emporte avec lui la partie de l'air la plus proche de lui, ils pourront sans obstacle ni fatigue suivre le navire ; c'est pour la même raison que, lorsqu'on court à cheval, on voit parfois les mouches importunes et les taons suivre les chevaux et voler tantôt vers une partie du corps tantôt vers une autre. Quant aux gouttes qui tombent, la différence serait très petite ; et elle serait totalement imperceptible pour les sauts et les projectiles lourds.) » (D, pp. 204-205)

 

Deux points sont à noter pour tenter d'observer ce qui fait l'originalité de la conception galiléenne du mouvement, non seulement par rapport à la physique aristotélicienne à laquelle elle s'oppose explicitement, mais aussi par rapport à des « conceptions et des habitudes de pensée » qui, devenues communes et partagées par tous après Galilée, pourraient peut-être nous empêcher de la voir :

 

1/ Ce texte doit être rapproché de la définition initiale du mouvement (« le mouvement est mouvement et agit comme mouvement pour autant qu'il est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues ; mais, pour toutes les choses qui y participent également, il n'agit pas, il est comme s'il n'était pas... »). L'évocation de ces « choses » est ici développée : alors que dans le premier texte, Salviati déclarait que « par rapport (rispetto a) au bateau lui-même, leur mouvement de Venise vers la Syrie est comme nul, rien ne modifie leur relation avec le navire », maintenant il le montre en appelant à observer ce qui se passe dans une certaine expérience. Or, par rapport à la physique aristotélicienne, le statut de l'expérience et de ce qui se donne à voir, a changée. Ce n'est plus ce qui s'offre simplement au « sens manifeste » ; il s'agit d'une expérience, non plus reçue - au sens où l'on parle d'un témoignage reçu - mais conçuede part en part, conduite comme un interrogatoire ou un examen, où rien n'est laissé au hasard, où tout est pensé, c’est-à-dire pesé.

Ainsi de l'exemple de ce qui se trouve séparé à un certain moment du navire et donc « en l'air » (les gouttelettes qui tombent, les papillons qui volent...) ; il y a bien là une différence, dans le cas où le navire se meut et si on observe cela sur le pont (un petit vent semblera les faire dévier vers la poupe), mais ce phénomène doit être écarté par la pensée comme ne se conformant pas à la définition du mouvement partagé, c'est-à-dire à l'essai que le physicien veut mettre à l'épreuve. La pensée n'a pas à se plier aux phénomènes ; au contraire ce sont les phénomènes qui, de façon nécessaire, se plient à l’« expérience de pensée »[1] du physicien, ou alors l’incitent à en concevoir une autre.

Il est à noter à ce propos, que dans la discussion avec Simplicio sur la fameuse expérience de la pierre qui tombe du haut du navire, Salviati avait avouer affirmer l'effet observé - la pierre tombe au même endroit que le navire soit mobile ou immobile - sans avoir fait l'expérience :

SALVIATI : « Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l'effet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi. J'ajoute même que vous aussi, vous savez qu'il ne peut en être autrement, même si vous croyez ou faites semblant de croire que vous ne le savez pas. Mais je suis si bon accoucheur des cerveaux que je vous forcerai à l'avouer... » (D, p. 167)

 

Cela ne veut pas dire que l'expérience est purement et simplement écartée. A propos de la même expérience, Galilée écrit dans sa lettre à Ingoli :

 

« ... En ce qui concerne les conditions de cette chute, j'ai été meilleur philosophe qu'eux [les péripatéticiens] et je l'ai été dou-blement puisque, en effet, non seulement ils donnent une représentation fausse du phénomène mais ils font aussi un mensonge en déclarant avoir observé ce phénomène. Pour moi au contraire, d'une part j'ai observé réellement le phénomène et, d'autre part, avant même de l'observer, j'avais pu fermement me persuader, par déduction naturelle, que le phénomène devait se présenter de la manière dont, en fait, il s'est présenté. » (SPN, cité par L. Geynomat, Galilée, Seuil, 1992 ; p. 166).

 

Il y a ici, sur la manière de concevoir l'expérience, un véritable changement de sens, ou mieux, d'essence ; l'expérience est conservée, mais dans la mesure où ce qui se donnera à voir a déjà, par avance, été pensé c'est-à-dire pré-vu : c'est en ce sens seulement, et non parce qu'elle fait usage de formules mathématiques dans lesquelles entre en ligne de compte les nombres correspondant aux mesures et aux observations, que la physique devient, avec les Modernes, mathématique. C'est ce renversement de perspective que Kant s'efforcera de penser (cf. la préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure)[2].

2/ Si, dans sa description de ce qui se passe dans la cabine, que le navire soit immobile ou en mouvement, Salviati parle d’ « effets », ce n'est pas pour souligner que le mouvement partagé est « sans effet », mais pour dire que les effets sont les mêmes dans les deux cas, que « tous les effets se correspondent ». Encore une fois, à suivre le texte même, nous ne pouvons reconnaître une inflexion dans le sens de l’opération ou de l’effectif :

« On le voit, entre le premier texte cité qui affirmait simplement que certains mouvements sont « comme nuls » et celui-ci, la pensée de Galilée-Salviati s'est enrichie. Nous disposons maintenant d'une règle sémantique qui nous permet de comprendre ce qu'il faut entendre par « comme nul ». « Comme nul » ne veut pas seulement dire que les relations entre choses ne sont pas modifiées, comme le laissait entendre le premier texte ; un mouvement qui est « comme nul » est un mouvement par lequel les lois de la nature et, plus précisément ici, les lois du mouvement des corps, ne sont pas affectés. » (op.cit., p. 24)

 

Le terme d'effet ne nous semble pas devoir être entendu dans le sens d'une action produite, mais plutôt dans le sens de phénomène : ce qui se montre, apparaît ; si bien que le texte galiléen paraît s'orienter de lui-même, non pas suivant le registre de l’opération, mais de l’observation. L'effet n'est pas tant ce qui est fait, ou ce qui se fait, que ce qui est vu, ou visible, et avant tout prévu.



[1] « Gedankenexperiment »  selon le mot de Mach cité par F. Balibar.

[2]Heidegger y fera allusion dans son cours Die Frage nach dem Ding (1935) et caractérisera ce trait de la science moderne – en citant un texte de Galilée suggérant le principe d’inertie – comme relevant  « du  mathématique ».

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