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1 novembre 2012 4 01 /11 /novembre /2012 11:53

I UNE CONCEPTION ORIGINALE DU MOUVEMENT : GALILÉE

 

 

   1 / L’origine galiléenne

 

Tournons-nous donc à nouveau vers l'interprétation de la relativité en essayant d'entendre à présent, non plus l'interprétation venue après - celle du philosophe ou du physicien -, mais le texte lui-même. Nous voulons nous approcher en effet davantage de l'interprétation qui, se faisant jour avec le texte, n'en a pas encore été disjointe ; nous nous demandons donc quelle est l'essence de la théorie dont le mémoire d'Einstein marque la naissance. Car si nous nous écartons de toute interprétation qui a suivi cette naissance, c'est pour la rapporter à l'histoire qui l'a précédée et l'a, en quelque sorte, conçue. Pour tenter de cerner l'essence de la relativité qui aboutit en 1905 au mémoire d'Einstein, nous allons en effet parcourir son histoire depuis son origine chez Galilée à travers les textes qui la formulent. Nous suivons en cela l'opinion communément admise, mais nous nous efforcerons de lire les textes de Galilée, de Descartes ou de Newton, comme nous avons lu ceux d'Einstein, en nous gardant de toute interprétation qui en trahirait le sens. Nous faisons donc nôtre la mise en garde de ce grand maître de l'histoire des sciences que fut Alexandre Koyré :

 

« Mais, si la traduction d'un texte quelconque est déjà une entreprise assez difficile, la traduction des œuvres scientifiques appartenant à une époque autre que la nôtre comporte un risque supplémentaire, et assez grave : celui de substituer, involontairement, nos conceptions et nos habitudes de pensée à celles, toutes différentes, de l'auteur. »

 (« Traduttore-Traditore. A propos de Copernic et de Galilée » ; Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard 1973, p. 272)

 

De cet effort de traduction, Françoise Balibar apporte un exemple remarquable en donnant à lire les textes fondateurs de la mécanique moderne dans son livre Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité (P.U.F., 1984). L'auteur nous présente en effet « l'entrée en scène de la physique au sens moderne du terme » et l'apparition de l'idée de relativité dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde paru à Florence en 1632. Le premier passage cité dans ce livre est extrait de la deuxième journée du Dialogue ; il est pour notre propos capital car il marque l'origine à laquelle se rattachent les textes de Newton et Einstein. Notons que F. Balibar cite ici le texte original de l'Édition nationale italienne (tome VII) et en propose une traduction. Seule, en effet, la première journée avait alors été traduite en français[1]. Ce texte se situe au début de la deuxième journée, au moment où vient d'être soulevée la question du mouvement de la Terre selon que l'on considère le système de Copernic ou celui de Ptolémée. Galilée met en œuvre ici ce qui était clairement exprimé dans le titre : « Dialogue par Galiléo Galiléi (...) dans lequel, lors de rencontres pendant quatre journées, on discoure des deux plus grands systèmes du monde ptoléméen et copernicien, en présentant sans décider entre elles les raisons philosophiques et physiques en faveur de l'une comme de l'autre position (cf. le frontispice de l'édition originale, Éditions du Seuil p. 13 et 37).

Comme première raison en faveur de la mobilité de la Terre, Salviati porte-parole de la physique nouvelle, vient de présenter l'argument selon lequel, compte tenu de l'immense différence entre la sphère céleste et la Terre, il est plus raisonnable de supposer le mouvement de cette dernière que l'inverse. Sagredo, qui représente l'honnête homme ouvert aux idées nouvelles, illustre l'argument de Salviati par un exemple se rapportant à l'expérience quotidienne des florentins ; il évoque un homme, monté au sommet de la coupole de Brunelleschi à Santa Maria del Fiore, qui voudrait contempler la totalité des vues sur Florence et les alentours, sans avoir à tourner la tête :

 

         SAGREDO : « Admettons que les deux suppositions doivent entraîner exactement les mêmes conséquences pour tous les effets qui peuvent naturellement dépendre de ces mouvements, alors, à première vue et de façon générale, celui qui jugerait plus raisonnable de faire se mouvoir tout l'univers afin de maintenir la stabilité de la Terre me paraîtrait plus déraisonnable encore que l'homme qui montant au sommet de votre Coupole pour donner un coup d'œil à la ville et à sa        campagne, exigerait alors, pour ne pas se fatiguer en tournant la tête, qu'on fasse tourner le paysage autour de lui... » (Seuil, p. 141)

 

 Suit alors la définition du mouvement de Salviati. Nous présentons ici le texte italien  et la traduction de F. Balibar (op.cit., p. 10-12) :

 

         SALVIATI : « ...il moto in tanto è moto, e come moto opera, in quanto ha relazione a cose che di esso mancano ; ma tra le cose che tutte ne participano egualmente, niente opera ed è come s'e' non fusse : e cosi le mercanzie delle quali è carica la nave, in tanto si muovono, in quanto, lasciando Venezia, passano per Corfu, per Candia, per Cipro, e vanno in Aleppo, li quali Venezia, Corfu, Candia, etc. restano, né si muovono con la nave ; ma per le balle, casse ed altri colli, de' quali è carica e stivata la nave, e rispetto alla nave medesima, il moto da Venizia in Soria è como nullo, e niente altera la relazione che è tra di loro, e questo, perché è comune a tutti ed egualmente da tutti è participato ; e quando delle robe che sono in nave una balla si sia discotata da una cassa un sol dito, questo solo sarà stato per lei movimento maggiore, in relazione alla cassa, che'l viaggio di dua mila       miglia fatto da loro di conserva.

      SIMPLICIO : Questa è dottrina buona, soda e tutta peripatetica.

      SALVIATI : lo l'ho per piu antica ; e dubito che Aristotile, nel pigliarla da qualche buona scuola, non la penetrasse interamente, e che pero, avendola scritta alterata, sia stato causa di confusione, mediante quelli che voglion sostenere ogni suo detto : e quando egli scrisse che tutto quel che si muove, si muove sopra qualche cosa immobile, dubito che equivocasse dal dire che tutto quel che si muove, si muove rispetto a qualche immobile, la quai proposizione non patisce difficultà veruna, e l'altra ne ha molte.

      SAGREDO : Di grazia, non rompiamo il filo, e seguite avanti il discorso incominciato.

      SALVIATI : Essendo dunque manifesto che il moto il quale sia comune a molti mobili, è ozioso e come nullo in quanto alla relazione di essi mobili tra di loro, poiché tra di essi niente si muta, e solamente è operativo nella relazione che hanno essi mobili con altri che manchino di quel moto, tra i quali si muta abitudine. »

 

Traduction de F. Balibar :

 

      SALVIATI : « ...le mouvement est mouvement et agit (littéralement : opère) comme mouvement, en tant qu'il est en relation avec des choses qui en sont privées ; mais pour ce qui concerne les choses qui y participent toutes également, il n'agit nullement (littéralement : il n'opère en rien) et il est comme s'il n'était pas. Ainsi,       les marchandises dont un navire est chargé se meuvent en tant que, quittant Venise, elles passent par Corfou, par la Crète, par Chypre, et vont à Alep ; lesquels Venise, Corfou, Crète, etc., demeurent et ne se meuvent pas avec le navire ; mais, pour ce qui concerne les balles, caisses et autres colis dont le navire est rempli et chargé, et respectivement au navire lui-même, le mouvement de Venise en Syrie est comme nul et ne modifie en rien la relation qui existe entre eux ; cela, parce qu'il est commun à eux tous et que tous y participent. Et si, parmi les marchandises qui se trouvent dans le navire, une des balles s'écartait d'une caisse - ne serait-ce que d'un seul pouce - cela constituerait pour elle un mouvement plus grand, relativement à la caisse, que le voyage de deux mille milles fait par elles ensemble.

      SIMPLICIO : Cette doctrine est bonne, solide, et conforme à l'école des péripatéticiens.

      SALVIATI : Je la tiens pour plus ancienne ; je ne doute pas qu'Aristote qui l'a apprise à bonne école ne l'ait entièrement comprise ; mais je me demande si en la retranscrivant sous forme altérée, il n'est pas à l'origine d'une confusion transmise par ceux qui veulent soutenir chacun de ses propos. Quand il écrit que tout ce qui se meut, se meut sur quelque chose d'immobile, je me demande s'il n'a pas voulu       dire que tout ce qui se meut se meut respectivement à quelque chose d'immobile, cette dernière proposition ne soulevant aucune difficulté, alors que la première en soulève beaucoup... Il est donc manifeste que le mouvement qui se trouve être commun à plusieurs mobiles est oiseux et comme nul s'agissant des relations entre ces mobiles, parce que rien ne change entre eux ; il n'agit (littéralement : n'opère) que sur la relation que ces mobiles entretiennent avec d'autres qui sont       privés de ce mouvement, leurs positions au sein de ces derniers se trouvant changées... »

 

Dans son commentaire, F. Balibar insiste sur la traduction du mot rispetto :

 

  « Ce que Galilée introduit par ce rispetto alla nave medesima, c'est en fin de compte l'idée, a priori surprenante, que le mouvement est affaire de point de vue. Le mot rispetto peut et doit être traduit par « respectivement » ; mais il dérive de la même racine que « perspective ». Le mouvement, ou plus précisément un mouvement bien particulier, n'existe que du point de vue de celui qui en est privé. C'est précisément ce que Galilée reproche à Aristote de n'avoir pas compris, ou plutôt d'avoir modifié dans la conception plus ancienne qu'avaient les Grecs du mouvement : e quando egli scrisse che tutto quel si muove, si muove sopra qualche cosa immobile, dubito che equivocasse dal dire che tutto quel si muove, si muove rispetto a qualche immobile. Jouant sur d'autres finesses sémantiques propres à la langue française, on pourrait dire que dans l'expression « le mouvement doit être rapporté à un corps immobile » - expression qui pourrait très bien résumer l'idée de Galilée - le mot « rapporter » ne doit pas être entendu au sens où l'on parle de pièce rapportée sur quelque chose (un corps ne se déplace pas sur quelque chose d'immobile, comme une fourmi se déplace sur une table), mais au sens où l'on parle d'étudier une chose « sous tel ou tel rapport », (ou de quelqu'un qui est « bien sous tous les rapports »), au sens d'une mise en perspective. Telle est l'essence de ce que l'on nomme la conception relativiste du mouvement. » (op.cit.,  pp. 18-19)

 

Tout au long de son livre, F. Balibar maintiendra ce sens de la relativité, quelles que soient les différences de formulation chez Galilée, Newton ou bien Einstein. Ainsi dans sa conclusion :

 

« L'idée de relativité - nous n'avons cessé de le répéter au cours de ce livre – se résume en une recherche de points de vue équivalents. »

 

et de noter à ce propos :

 

« Dans une conversation privée avec l'un de ses collègues, Einstein a proposé de remplacer le terme théorie de la relativité par Standpunktslehre (théorie du point de vue). » (ibid. p. 119 ; le livre de F. Balibar sera noté GNE par la suite)

 

Pour F. Balibar l'idée de perspective est le fil conducteur de l'histoire de la relativité qui permet de remonter du mémoire d'Einstein jusqu'à Galilée en passant par Newton. Nous voudrions ici réexaminer cette idée, en nous souvenant qu'autour d'elle, et attachées au même dessein d'écarter tout paradoxe, se nouaient les positions de physiciens et de philosophes comme Bergson ou Merleau-Ponty.

Si nous retournons donc au texte même, nous voyons que Salviati propose une définition du mouvement en deux temps. D'abord est affirmée l'idée - qui rompt avec la physique aristotélicienne - du mouvement d'un mobile défini par relation (« relazione ») à un autre qui en est dépourvu (sur la rupture avec la physique d'Aristote, lire le commentaire de F. Balibar op.cit., pp. 12-19 ; voir aussi Maurice Clavelin : La philosophie naturelle de Galilée, A. Colin, 1968)

SALV. : ... Remarquez-le : le mouvement est mouvement et agit comme mouvement pour autant qu'il est en rapport avec des choses qui en sont dépourvues : mais, pour toutes les choses qui y participent également, il n'agit pas, il est comme s'il n'était pas... (traduction du Seuil que nous noterons désormais D ; p. 141)

Mais comme le fait remarquer F. Balibar, cette relation est encore insuffisamment définie ainsi que le montre l'approbation de Simplicio, porte-parole de l'ancien système :

« Nul doute que pour faire coïncider sa propre interprétation avec les paroles de Salviati, Simplicio ait été obligé de faire l'impasse sur une petite phrase, qui a toute son importance, comme Salviati ne va pas manquer de lui faire remarquer. Il s'agit de la phrase e rispetto alla nave medesima (respectivement au navire lui-même). C'est par rapport au navire que les marchandises qui partagent son mouvement sont au repos ; et c'est par rapport au navire également qu'une caisse déplacée par un matelot est en mouvement, parce que le navire est privé de ce mouvement-là. » (GNE, p. 18)

C'est en effet sur le terme de « rispetto » que Galilée, par l'intermédiaire de Salviati, va insister. Notons ici la traduction du Seuil qui choisit le terme de « rapport » en conservant entre crochets l'original :

SALV. : Je la tiens pour plus ancienne encore ; je ne suis pas sûr qu'Aristote qui l'a empruntée à une bonne école, en ait bien pénétré tout le sens ; l'ayant modifiée, il a occasionné des confusions, qu'ont répandues ceux qui veulent soutenir tout ce qu'il dit ; quand il écrit que tout ce qui se meut se meut sur [sopra] quelque chose d'immobile, je crains qu'il n'ait introduit une équivoque dans la proposition selon laquelle tout ce qui se meut se meut par rapport à[rispetto a] quelque chose d'immobile, proposition qui ne présente aucune difficulté, alors que l'autre en présente beaucoup. « (D, p. 141)

Nous reconnaissons l'importance de ce passage pour cerner la conception galiléenne du mouvement et nous estimons également nécessaire la mise en lumière de l'expression rispetto alla nave medesima. Il est en effet remarquable de voir Galilée lui-même, critiquer Aristote comme mauvais interprète d'une conception plus ancienne du mouvement. C'est ainsi dépasser tous les arguments contre le système copernicien se référant sans jugement au texte d'Aristote. La référence lexicale donnée par F. Balibar évoquant l'idée de perspective nous semble pleinement justifiée, dans la mesure où Salviati cherche à préciser le type de relation en question par un mot plus proche du phénomène. D'autre part, l'analogie suggérée par Sagredo avec une situation de perspective - l'observateur situé au sommet de la coupole de Brunelleschi - nous paraît indiquer implicitement la direction dans laquelle Galilée oriente la question du mouvement par rapport à Aristote. Cependant, notre attention toujours tournée vers l'interprétation de la relativité, c'est l'idée même de perspective que nous appelons à considérer ici, détachée des évidences d'un prétendu « bon sens ».



[1] En 1992, une traduction du Dialogue par René Fréreux avec le concours de François De Gandt a été éditée aux éditions du Seuil sous la direction de J.-M. Lévy-Leblond. Dans la même collection « Sources du savoir », F. Balibar a dirigé la publication des œuvres choisies d'Einstein.

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