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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 18:08

La perspective a-t-elle sa place en physique ? (1)

 

Une telle question se pose aujourd’hui si l’on confronte les propos récents tenus sur la relation entre relativité et perspective par les physiciens Jean-Marie Vigoureux (L’univers en perspective. Relativité restreinte, Ellipses, 2006) et Jean-Marc Lévy-Leblond (« Le boulet d’Einstein et les boulettes de Bergson », PUF, 2007)[1]. Mettant à l’écart les controverses ayant entouré la Relativité, le premier rattache explicitement l’interprétation relativiste de la transformation de Lorentz à la perspective telle qu’elle fut établie par les peintres à la fin du Moyen-Age :

 

« Pour résoudre les problèmes posés depuis des décennies, la théorie d’Einstein ne fait appel à aucune force déformant les électrons et agissant sur les corps pour les contracter ; elle ne pose aucune hypothèse particulière sur la constitution de la matière et n’a plus  aucunement besoin de postuler l’existence d’un éther servant de référentiel absolu. Là où Lorentz en était venu malgré lui à devoir poser jusqu’à onze principes ou hypothèses ad hoc pour expliquer l’ensemble des faits expérimentaux (tout en reconnaissant dans son article de 1904 le caractère « quelque peu artificiel » de sa façon de procéder !), la théorie d’Einstein revient tout simplement à généraliser à la vitesse la notion de perspective que nous connaissons déjà pour la distance, et tous les problèmes s’éclaircissent[2].

Les physiciens de son époque voyaient dans les problèmes posés quelques propriétés particulières de l’électromagnétisme. Einstein, dans une vision beaucoup plus large, a su y déceler la manifestation, dans un problème particulier, d’un principe fondamental de la physique. Pour reprendre notre comparaison, la situation était analogue à celle de la peinture quelque temps avant la Renaissance… » (SPN, p. 102 et suivantes)

 

S’attaquant quant à lui à l’interprétation bergsonienne de la théorie d’Einstein, J.-M. Lévy-Leblond reprend sa présentation des effets spatio-temporels relativistes sur fond de « chronogéométrie einsteinienne ». La pertinence et la place de la perspective, notamment dans son rapport à la transformation de Lorentz, est alors explicitement rejetée :

 

« La situation est tout à fait semblable à celle, commune, du géomètre (mathématicien ou arpenteur) qui veut évaluer la longueur d’un chemin joignant deux points sans pouvoir parcourir lui-même et mesurer directement la distance parcourue ; à partir de mesures des positions des divers points du chemin faites à distance, il pourra, grâce à la méthode cartésienne de la géométrie euclidienne (dont les transformations de Lorentz constituent l’analogue pour la chronogéométrie einsteinienne), calculer la véritable longueur cherchée.

 « Bergson est ici victime de l’analogie, ou mieux de l’homologie, qu’il croit pouvoir établir entre les transformations de Lorentz et les règles de la perspective. On le voit clairement dans l’argument bergsonien suivant :

 

     « Bref, Pierre et Paul sont comparables à deux personnages de taille normale qui se voient réciproquement diminués par la distance. Chacun des deux se dégrade en nain dans la représentation de l’autre. Personne n’en conclura que l’un ou l’autre soit effectivement devenu nain ; le nain est « fantasmatique » ; c’est l’homme à dimension normale qui est réel. »

 

 « Mais que la dimension apparente d’un personnage qui s’éloigne diminue, n’a rien à voir avec les effets de la transformation de Lorentz sur les mesures spatio-temporelles. C’est que l’évaluation de la taille, disons de Paul M., par l’angle visuel qu’il sous-tend pour Pierre I. est une mauvaise mesure, dont chacun sait qu’elle ne donne pas le bon résultat !... » (p. 249)

  

La question que nous cherchons ici à poser risquerait de perdre son intérêt si on réduisait la place de la perspective à un point de détail périphérique de la seule théorie de la Relativité, la perspective étant renvoyée finalement hors du « noyau dur » de la recherche, concernant au mieux l’exposition pédagogique de l’interprétation einsteinienne, ou bien une controverse rejetée à l’extérieure de la physique et condamnée à apparaître aujourd’hui comme « la boulette de Bergson ». En effet, la relation entre la perspective et la transformation de Lorentz nous a toujours semblée centrale dans l’interprétation de la relativité, en constituant comme la toile de fond invisible sur laquelle l’opposition entre Bergson et les physiciens jusqu’à J.-M. Lévy-Leblond n’a jamais cessé de se régénérer[3]. De plus, il nous a toujours paru que l’interprétation de la relativité ne pouvait se concevoir complètement sans un élargissement du cadre historique en direction de la mécanique quantique[4]. Une manière de réduire la force d’exclusion qui semble pousser inexorablement la notion de perspective hors du domaine proprement dit de la physique, serait dès lors de modifier pour ainsi dire, la « perspective sur la perspective »[5] : au lieu de se tenir à une vue partielle sur un domaine théorique et un contexte historique, il s’agirait de rechercher une situation d’observation permettant de considérer ensemble l’interprétation de la relativité et celle de la mécanique quantique sur la toile de fond de l’histoire de la physique.

 

Une telle opportunité semble se présenter quand on aborde la recherche contemporaine, et tout particulièrement l’analyse que le physicien Carlo Rovelli a proposée avec son interprétation relationnelle de la mécanique quantique[6]. Se référant à l’interprétation d’Einstein de 1905 permettant de déduire à partir de principes physiques les transformations présentées quelques années plus tôt par Lorentz, le physicien propose de sortir du malaise qui entoure la mécanique quantique et son formalisme par une analyse qui se veut dans le prolongement de celle d’Einstein :

 

  « I suggest that the common unease with taking quantum mechanics as a fundamental description of nature (the measurement problem) could derive from the use of an incorrect notion, as the unease with the Lorentz transformations before Einstein derived from the notion of observer-independent time. I suggest that this incorrect notion that generates the unease with quantum mechanics is the notion of observer-independent state of a system, or observer independent values of physical quantities. I reformulate the problem of the interpretation of quantum mechanics as the problem of deriving the formalism from a set of simple physical postulates. I consider a reformulation of quantum mechanics in terms of information theory. All systems are assumed to be equivalent, there is no observer-observed distinction, and the theory describes only the information that systems have about each other ; nevertheless, the theory is complete. »

 

Carlo Rovelli propose ainsi une interprétation qui se réfère à la notion galiléenne relationnelle de la vitesse (« Galileo’s relational notion of velocity ») et qu’il relie à la relation entre observateur et système observé (« I use the word « observer » in the sense in wich it is conventionally used in Galilean relativity when we say that an object has a velocity « with respect to a certain observer. ») ainsi qu’à l’abandon du caractère absolu, indépendant de toute observation, de l’état d’un système :

 

« … This paper is based on the critique of a notion generally assumed uncritically. As such, it bears a vague resemblance with Einstein’s discussion of special relativity, which is based on the critique of the notion of absolute simultaneity. The notion rejected here is the notion of absolute, or observer-independent, state of a system ; equivalently, the notion observer-independent values of physical quantities. The thesis of present work is that by abandoning such a notion (in favor of the weaker notion of state – and values of physical quantities – relative to something), quantum mechanics makes much more sense. This conclusion derives from the observation that the experimental evidence at the basis of quantum mechanics forces us to accept that distinct observers give different descriptions of the same events. From this, I shall argue that the notion of observer-independent state of a system is inadequate to describe the physical world beyond the ħ→ 0 limit, in the same way in which the notion of observer-independent time is inadequate to describe the physical world beyond the c → ∞. I then consider the possibility of replacing the notion of absolute state with a notion that refers to the relation between physical systems… » (p. 1)

 

Or il est particulièrement remarquable que cette analyse dite « relationnelle » (terme qu’il conviendra de distinguer de l’opposition entre relatif et absolu ayant servie de cadre classique aux présentations de la « relativité » du mouvement depuis Galilée jusqu’à Einstein en passant par Newton) peut être rattachée à la notion de perspective :

 

1/ la référence à la notion galiléenne de la vitesse, c’est-à-dire à la présentation que donne Galilée de la relativité du mouvement dans son Dialogue, est traduite en anglais (« I use the word « observer » in the sense in which it is conventionally used in Galilean relativity when we say that an object has a velocity « with respect to a certain observer », SPN) dans un mot qui doit être rapproché de celui employé par Galilée et directement associé à l’image de la perspective[7].

 

 Le terme « relationnel » acquérant ainsi un sens qui va au-delà du partage classique entre relatif et absolu.

 

2/La notion de perspective est explicitement évoquée par le physicien. Ainsi quand, à la fin de son article, il compare son interprétation à celles qui l’ont précédée, notamment celles d’Everett et de Bohr :

 

 « Finally, let me come to the third strategy (Perspectival Values), whose prime example is the many worlds interpretation [Everett 1957, Wheeler 1957, DeWitt 1970], and its variants. If the « branching » of the wave function in the many worlds interpretation is considered as a the von Neumann « collapse » does. When does it happen ? Which systems are measuring systems that make the world branch ? These difficulties of the many-world interpretation have been discussed in the literature [See Earman 1986]. Alternatively, we may forget branching as a physical process, and keep evolving the wave function under unitary evolution. The problem is then to interpret the observation of the « internal » observers. As discussed in [Buttrerfield 1985] and [Albert 1992], this can be done by giving preferred status to special observers (apparatus) whose values determine a (perspectival) branching. See Objection 7 in section II.B. A variant is to take brains – « Minds »- as the preferred systems that determine this perspectival branching, and thus whose state determines the new « dimension » of indexicallity. Preferred apparatus, or bringing Minds into the game, violate hypothesis 1.

There is a way of having (perspectival) branching keeping all systems on the same footing : the way follewed in this paper, namely to assume that all values assignments are completely relational, not just relational with respect to apparatus or Minds. Notice, however, that from this perspective Everett’s wave function is a very misleading notion, not only because it represents the perspective of a non-existent observer, but because it even fails to contain any relevant information about the values observed by each single observer ! There is no description of the universe in-toto, only a quantum-interrelated net of partial descriptions.

With respect to Butterfield’s classification, the interpretation proposed here is thus in the second, as welle as in the third, group : the extra valued assigned are « somehow perspectival » (but definitely not mental !) ; in that they are observer-dependent, but at the sames time « wholly a matter of physics », in the sense in which the « perspectival » aspect of simultaneity is « wholly a matter of physics » in relativity. In one word : value assignment in a measurement is not onconsistent withe unitary evolution of the apparatus+system ensemble, because value assignment refers to the properties of the system with respect to the apparatus, while the unitary evolution refers to properties with respect to an external system. »

 

Le physicien continue alors en soulignant la proximité de son approche avec celle d’Heisenberg, rapprochement sur lequel nous aurons l’occasion de revenir :

 

« From the point de view discussed here, Bohr’s interpretation, consistent histories interpretations, as well as the many worlds interpretation, are all correct. The point of view closest to the one presented here is perhaps Heisenberg’s. Heiseiberg’s insistence on the fact that the lesson to be taken from the atomic experiments is that we should stop thinking of the « state of the system », has been obscured by the subsequent terse definition of the theory in terms of states given by Dirac. Here, I have take Heisenberg’s lesson to extrem consequences. » (pp. 18-19) 

 

La perspective qui, lorsqu’on l’aborde du seul côté de la Relativité, peut paraître étrangère à la physique proprement dite, pourrait bien se présenter sous un nouveau jour si nous nous efforçons de tenir ensemble l’interprétation de la relativité et l’interprétation de la mécanique quantique. Dans le parcours qui s’ouvre à nous, nous partirons d’un point depuis lequel la place de la perspective dans l’interprétation de la théorie d’Einstein est déclarée nulle, à savoir la critique que le physicien J.-M. Lévy-Leblond a donné en 2007 dans son article « Le boulet d’Einstein et la boulette de Bergson ».

 

                                                                  Laurent Lefetz, 24 février 2014



[1] Pour la discussion de ce point, cf. « Perspective et simultanéité » (Bergson aujourd’hui, 2013).

[2] Ce qui rappelle la manière dont l’hypothèse copernicienne s’opposait, elle-aussi dans sa grande simplicité perspective, à l’ensemble incroyablement complexe justifiant pour le Système ptoléméen, c’est-à-dire du point de vue de l’immobilité de la Terre, le mouvement de l’ensemble des astres et des étoiles… 

[3] Cf. Bergson aujourd’hui : « L’interprétation de la relativité » (Revue philosophique, 1989) ; « Durée ou simultanéité » (E.N.S, 2005)

[4]« L’interprétation de la relativité » (conclusion), « Perspective et temps », Relativité et perspective (Bergson aujourd’hui, 1999)

[5] Nous reprenons ici la formule employée par Mme Jimena Canales à propos de notre critique de l’article de J.-M. Lévy-Leblond sur Bergson (Bergson aujourd’hui, 2013).

[6] C. Rovelli, « Relational Quantum Mechanics », International Journal of Theoretical Physics, 35, 1637-1657, 1996 (arXiv : quant-ph/9609002)

[7] Rappelons le commentaire que donne Mme Balibar de la définition du mouvement et de la vitesse par Galilée  (Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité) : « Nul doute que pour faire coïncider sa propre interprétation avec les paroles de Salviati, Simplicio ait été obligé de faire l'impasse sur une petite phrase, qui a toute son importance, comme Salviati ne va pas manquer de lui faire remarquer. Il s'agit de la phrase e rispetto alla nave medesima (respectivement au navire lui-même). C'est par rapport au navire que les marchandises qui partagent son mouvement sont au repos ; et c'est par rapport au navire également qu'une caisse déplacée par un matelot est en mouvement, parce que le navire est privé de ce mouvement-là. » Cf. « Perspective et temps »,  Une conception originale du mouvement : Galilée (Bergson aujourd’hui, 1995).

 

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