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12 avril 2014 6 12 /04 /avril /2014 10:07

A la mémoire des hommes, femmes et enfants massacrés au Rwanda il y a vingt ans.

De Kant à Bergson et Merleau-Ponty : les données immédiates de la perspective

Examinons une ligne de carrés dans un pavement (cf. les tableaux de la Partie 5), une rangée d’arbres ou bien de lampadaires comme dans la photo de Philippe Bordas (Partie 6). Considérons ces éléments de même grandeur disposés en perspective comme avec ces illustrations de Gilles Châtelet (Les enjeux du mobile, 1993, chapitre II) : 

 

 

La perspective a-t-elle sa place en physique ? (8)
La perspective a-t-elle sa place en physique ? (8)

Avec la rangée d’éléments s’éloignant à l’horizon, nous avons, semble-t-il, une multiplicité d’éléments donnés « en même temps » comme dans le cas de la largeur, une multiplicité d’unités posées les unes à côté des autres et susceptibles d’être parcourues successivement. Cela semble bien différent de cette unité donnée en un moment que décrit Kant à propos des grandeurs intensives. Mais en est-il vraiment ainsi ? Considérons l’alignement des carrés, des arbres ou des lampadaires, non plus selon ce qui apparaît à un observateur comme longueur mais selon ce qui apparaît comme largeur. Les éléments se situent alors à une distance constante de l’observateur et de la « latitude » où il se tient, comme par exemple les carrés de la ligne de base (figure 10) ou les arbres « côte à côte » (figure 12 b). La multiplicité des éléments appréhendés en longueur et la multiplicité des éléments appréhendés en largeur, toutes deux identiques ou interchangeables au regard du nombre d’éléments, sont-elles vraiment du même ordre ?

Si, à la manière des peintres de la fin du Moyen Age ou de la Renaissance, nous accordons une place à la perspective, ou encore si nous accordons une certaine place dans le système de la nature à l’observateur pour qui elle apparaît et se mesure, alors nous devons également établir une distinction entre ces deux multiplicités. Nous savons que les éléments observés dans l’éloignement, suivant la longueur, ont la même grandeur, et pourtant nous ne les voyons pas avec la grandeur identique qu’ils auraient dans une vue en largeur ; la grandeur suivant la vue en longueur ne peut apparaître et se mesurer sur le mode purement extensif car alors, de la même manière que lorsque nous avons rapproché la toile du peintre-observateur et le mur qui lui fait face (Partie 6), c’est la perspective qui disparaît et perd sa place. Pourtant, ces degrés de grandeur semblent être donnés tous en même temps et non pas chacun en un seul moment. Mais ce qu’il nous faut justement comprendre, hors de la distinction métaphysique et platonicienne entre ce qui est et ce qui semble l’être, c’est que les éléments multipliés suivant la dimension longitudinale semblent être donnés d’emblée dans un espace que l’on pourrait parcourir comme la largeur, mais ne le sont pas. Ou, pour reprendre la distinction aristotélicienne qui n’avait pas encore, à l’époque où les peintres élaboraient la vision perspective, l’obscurité que Descartes lui attribuera près de trois siècles plus tard, les multiplicités en longueur et en largeur ne sont pas à entendre selon un seul sens du mot être, mais plutôt selon ces deux sens que sont l’être en puissance et l’être en acte. La multiplicité donnée suivant la longueur peut bien être égale, au regard du nombre ou de la quantité en général, à la multiplicité donnée suivant la largeur (l’opération qui consiste dans un changement de point de vue nous le montre), quelque chose d’imperceptible et pourtant de bien réel les distingue sans les disjoindre d’une manière qui va tellement de soi qu’elle pourrait bien s’apparenter à la manière dont nous articulons espace et temps. Le critère temporel évoqué à propos de la différence kantienne entre grandeurs extensives et intensives se retrouve ici à travers la représentation proprement imagée qui est celle de la perspective. Si bien que c’est le tableau en perspective lui-même qui, d’une certaine manière, laisse entrevoir l’articulation métaphysique de l’être en acte avec l’être en puissance qui se joue entre le visible et l’invisible, mais aussi l’articulation mathématique d’une dimension imaginaire de la quantité ou de l’espace avec son double réel, incompréhensible dans l’univers cartésien[1].

Où nous pouvons relire ce que nous écrivions en 2003 pour aujourd’hui aller plus loin :

« On peut [donc] distinguer deux aspects du nombre ou de la multiplicité. L'aspect de la collection selon lequel la notion d'ordre est présente mais comme au second plan ; celui de la série pour lequel c'est l'ordre même qui est premier et pour ainsi dire si proche qu'il n'est pas vu en tant que tel. Nous avons affaire ici à un phénomène analogue à celui dans lequel une forme dessinée sur un fond indistinct apparaît au détriment d'une autre, et vice versa. De même qu'une forme n'a pas plus de réalité que l'autre mais au contraire forme un tout avec elle, le nombre-collection et le nombre-série offrent les deux aspects d'un seul et même phénomène. Il y a ici deux types de multiplicités selon que l'on considère des images différentes d'un même concept, ou des images différentes d'un même objet donné dans l'intuition. Mais le mot image a-t-il le même sens ici et là ? Dans le cas de la collection, les images sont des images différentes car correspondant à des exemplaires différents d'un même concept ; et ce sont ces différences que je compte pour obtenir le nombre. A la limite, pour le calcul, il est indifférent qu'il s'agisse d'images ou d'exemplaires réels. Il n'y a en fin de compte que des éléments réels et séparés. Dans le cas de la série, les chevaux ordonnés selon le mouvement de la course, les attitudes successives sont rapportées à un même et unique exemplaire, elles en sont les images dans le temps. Les vues sont ici de manière essentielle les images de l'exemplaire effectif que je suis dans le temps. Si bien que ce que suggère l'exemple du cinématographe, c'est que la question du nombre associée à celle du mouvement évoque ces deux sens que le mathématicien distingue en parlant des nombres « réels» et des nombres « imaginaires». Tel est le point que nous allons maintenant confronter avec l'interprétation bergsonienne.

« En opposition à la thèse kantienne, le deuxième chapitre des Données immédiates part d'une analyse du nombre qui l'associe prioritairement, non pas au temps, mais à l'espace. Vient ensuite la présentation de deux types de multiplicités : celle des objets matériels qu'accompagne la conception de l'espace comme milieu homogène, et celle des faits de conscience ou « multiplicité de la durée ». Cette dernière peut certes se prêter au nombre mais improprement ; il s'agit en effet, d'une « représentation symbolique où intervient l'espace » qui altère les conditions mêmes de la perception interne du moi comme de la perception externe du mouvement. Là où nous avons distingué le nombre-collection du nombre-série, Bergson s'est efforcé d'opposer le mouvement se faisant, s'effectuant, en deçà de toute représentation, et le mouvement effectué, représenté naturellement selon un mécanisme analogue à celui du cinématographe. Or dans cette opposition, le nombre-série est réduit au nombre-collection. II s'agit d'une image où se mêlent, non plus comme chez Platon l'être intelligible et le non-être sensible, mais la durée et l’espace qui sert à la nombrer, à l'ordonner[2]. Il est un artifice, un symbole dont il faut se détourner par une véritable conversion. La durée à laquelle le philosophe peut ainsi accéder par intuition est le temps substantiel, le nombre-série en est une ombre[3], la traduction et l'altération au moyen de cette entité opposée qu'est l'espace.

 

« Dans l'analyse des deux multiplicités à laquelle nous a conduits l'interprétation   bergsonienne du mouvement, nous nous sommes gardés de l'ontologie – la perspective de l'Idée - qui l'accompagne. A propos des multiplicités de la série et de la collection, nous n'avons pas cherché ce qui avait le plus d'être. Il n'y a pas pour nous un seul sens d'être distribué selon le rapport de l'image à l'original, ou à l'effectif. Ces deux aspects nous sont apparus au contraire comme deux dimensions d'égale importance et complémentaires permettant de décrire la réalité[4]. La dimension temporelle peut bien apparaître comme une quatrième dimension, il ne s’agit pas d’une dimension spatiale supplémentaire et artificielle[5], mais d’une dimension autre qui trouve son expression mathématique dans la distinction des nombres réels et des nombres imaginaires. La philosophie de la durée s’oppose donc à la Relativité, non seulement avec Durée et simultanéité mais aussi, et plus fondamentalement encore, avec l'Essai sur les données immédiates de la conscience dont l’analyse du nombre constitue les fondations[6]. Dès ce premier pas en effet, le rapport entre l’espace et le temps est interprété selon une différence d’être opposant de manière logique, réel et imaginaire, vrai et fictif. Ainsi dans la série temporelle, Bergson dénonce les éléments durcis et étrangers à la durée mouvante que sont les images et les traductions spatiales. Comme Platon, il nous invite à nous détourner de l’ombre pour nous retourner vers l’Être véritable dont nous provenons. Et s’il s’agit désormais de considérer toutes choses, non plus sub specie aeternitatis mais sub specie durationis, c’est que son opposition à Platon le situe encore dans la même perspective.

Or le temps dans lequel nous vivons et qui se déploie spécifiquement selon le nombre-série, doit-il être rapporté à la durée comme l’image à l’original ? Si nous prenons conscience de ce qui maintient l’analyse bergsonienne dans la ligne platonicienne et si nous voulons véritablement garder l’intention qui l’animait, il nous faut regarder autrement la distinction qu’il n’a eu de cesse de défendre. Pour Bergson la série ne fournit que des images, des arrêts ou immobilités, traduisant artificiellement le mouvement et la mobilité substantielle de la durée. Abandonnons la perspective de l’Idée, il nous reste deux types de multiplicités irréductibles l’une à l’autre et pourtant inséparables : la multiplicité de la collection qui correspond à l’espace, à ce qui permet de nombrer, la multiplicité de la série qui correspond au temps, à ce qui dans le mouvement est nombré. Ce n’est plus alors la durée, considérée comme l’original du temps vulgaire, qui est radicalement différente de l’espace, c’est le temps lui-même. Mais il faut pour cela comprendre comment espace et temps, mais aussi nombre-collection et nombre-série, se tiennent ensemble et constituent une seule et même forme. » (« De la perspective de l’Idée à l’idée de perspective », Bergson aujourd’hui, 2003.)

 

On peut passer d’un côté à l’autre de la rangée d’arbres, la considérer de face ou de côté, mais ce passage ne peut annuler la subtile différence qui les tient ensemble pour un observateur ou un sujet situé. Le changement de perspective donne pour ainsi dire à cette différence une profondeur temporelle incompressible, imperceptible en elle-même. La « longueur » est ainsi à la « largeur » ce que le temps est à l’espace, latitudo et longitudo peuvent échanger leur valeur extensive et intensive, mais cela demande comme dit Bergson que « l’on attende que le sucre fonde », c’est-à-dire que l’observateur prenne le temps de changer de point de vue, ou que le mathématicien éprouve l’égalité entre les quantités placées de part et d’autre comme dans la figure 12b. Quelque chose de l’ordre de la durée se joue ici, mais là où l’on doit prendre une certaine distance avec une métaphysique bergsonienne restée prisonnière, malgré ses efforts, de ce que nous avons appelé la « ligne platonicienne » ou » la perspective de l’Idée »[7], c’est à propos de la distinction radicale entre espace et durée inaugurée avec les Données immédiates. « Attendre que le sucre fonde » doit dès lors se comprendre, non pas selon un « cartésianisme revivifié » mais selon la définition aristotélicienne rejetée par Descartes du mouvement comme « la réalisation de l’être qui était en puissance, selon ce qu’est cet être »[8]. Où l’on commence à comprendre comment, en puisant dans la philosophie aristotélicienne le moyen d’échapper à la condamnation platonicienne à l’encontre de la perspective en particulier et de l’imitation artistique en général, la perspectiva artificialis a pu se déployer chez les artistes des Trecento et Quattrocento comme il apparaîtra explicitement avec Brunelleschi et Alberti au plus près de la nature et de la perspectiva naturalis, en conjuguant avec la largeur et la longueur, l’acte et la puissance, l’extension et l’intensité.

   Il semble bien y avoir entre la perspective et le temps une relation étroite, mais non comme celle que Bergson a cru pouvoir avancer jusque dans son interprétation malheureuse de la relativité, en opposant l’intuition de la durée, au cœur de la chose même, et les vues perspectives et multiples, relatives et spatialement situées. Il nous faut aborder la perspective de manière différente et comprendre comment les peintres de la fin du Moyen Age sont parvenus à imager avec la perspective l’articulation extension/intensité en jeu dans l’espace pour un observateur situé. A la différence de la conception bergsonienne, les descriptions que donnent Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception nous permettent de mieux cerner l’expérience perspective et la référence kantienne au corps propre (Partie 6). Quand je perçois une forme éloignée de l’endroit où je me trouve, je me tiens dans une relation d’immédiateté comme celle que j’éprouve en percevant une grandeur intensive et en établissant par le jeu de l’imagination une variation, un passage, entre la valeur donnée dans l’instant et la valeur = 0. Il est bon ici de relire ce que Merleau-Ponty écrit à propos de la profondeur en perspective avec la volonté de cerner le rapport entre le tout et la partie d’une manière distincte du compte-rendu donné aussi bien par l’intellectualisme de Kant que par l’empirisme de Berkeley.

 Pour une grandeur extensive comme la distance en géométrie ou la largeur dans l’échiquier en perspective, l’évaluation semble celle d’une relation directe, purement intellectuelle, entre la grandeur à évaluer et la grandeur qui sert à évaluer. Alors que pour la grandeur extensive, tout semble tenir dans un compte simple sans aucune relation à un observateur, à sa subjectivité ou à un donné empirique, dans le cas de la grandeur suivant l’intensité ou la longueur en perspective, la relation empirique entre l’observateur et la nature ne peut, sauf à se laisser prendre aux illusions de la pensée de survol et du Κοσμοθεωρός, être dépassée ou réduite à néant comme si elle n’avait « rien à voir » avec les calculs du physicien. A la fin des années 50, Merleau-Ponty exprimait la relation de la physique à la perspective dans un passage qui mérite d’être rapproché aussi bien de notre lecture de Kant que de l’interprétation relationnelle de Carlo Rovelli :

« … Pendant les deux siècles où elle a pu croire qu’elle se bornait à suivre les articulations du monde et que l’objet physique préexistait en soi à la science. Mais aujourd’hui, quand la rigueur même de sa description l’oblige à reconnaître comme êtres physiques ultimes et de plein droit telles relations entre l’observateur et l’observé, telles déterminations qui n’ont de sens que pour une certaine situation de l’observateur, c’est l’ontologie du Κοσμοθεωρός et de son corrélatif, le Grand Objet, qui fait figure de préjugé pré-scientifique. Elle est néanmoins si naturelle, que le physicien continue de se penser comme Esprit Absolu en face de l’objet pur et de mettre au nombre des vérités en soi les énoncés mêmes qui expriment la solidarité de tout l’observable avec un physicien situé et incarné. Pourtant, la formule qui permet de passer d’une perspective réelle sur les espaces astronomiques à l’autre, et qui, étant vraie d’elles toutes, dépasse la situation de fait du physicien qui parle, ne le dépasse pas vers une connaissance absolue : car elle n’a de signification physique que rapportée à des observations et insérée dans une vie de connaissances qui, elles, sont toujours situées. Ce n’est pas une vue d’univers, ce n’est que la pratique méthodique qui permet de relier l’une à l’autre des vues qui sont toutes perspectives. » (Le visible et l’invisible, Gallimard 1964, p. 32)

L’analyse de la perspective sous-jacente à cet extrait et que Merleau-Ponty rapporte à la situation de l’observateur en physique est fondamentalement différente de celle de Bergson. Si Merleau-Ponty a cru pouvoir par ce biais prendre la défense de Bergson contre Einstein, c’est en attribuant à la critique bergsonienne de la relativité sa propre analyse de la perspective[9]. En réalité, Bergson accepte sans critique la conception commune de la perspective et du monde naturel en suivant une « pensée de survol ». Ainsi que nous l’avons montré par ailleurs, Bergson peut être rapproché sur ce point de Berkeley[10]. On peut reprendre ici les termes qu’emploie Merleau-Ponty dans La phénoménologie de la perception à propos de la profondeur et des conceptions classiques de la perception :

« Les conceptions classiques de la perception de la perception s’accordent pour nier que la profondeur soit visible. Berkeley montre qu’elle ne saurait être donnée à la vue faute de pouvoir être enregistrée, puisque nos rétines ne reçoivent du spectacle qu’une projection sensiblement plane. Si on lui opposait qu’après la critique de l’ »hypothèse de constance » nous ne pouvons juger de ce que nous voyons par ce qui se peint sur nos rétines, Berkeley répondrait sans doute que, quoi qu’il en soit de l’image rétinienne, la profondeur ne peut pas être vue parce qu’elle ne se déploie pas sous notre regard et ne lui apparaît qu’en raccourci. Dans l’analyse réflexive, c’est pour une raison de principe que la profondeur n’est pas visible : même si elle pouvait s’inscrire sous nos yeux, l’impression sensorielle n’offrirait qu’une multiplicité en soi à parcourir, et ainsi la distance, comme toutes les autres relations spatiales, n’existe que pour un sujet qui en fasse la synthèse et qui la pense. Si opposées qu’elles soient, les deux doctrines sous-entendent le même refoulement de notre expérience effective. Ici et là, la profondeur est tacitement assimilée à la largeur considérée de profil, et c’est ce qui la rend invisible. L’argument de Berkeley, si on l’explicite tout à fait, est à peu près celui-ci. Ce que j’appelle profondeur est en réalité une juxtaposition de points comparables à la largeur. Simplement, je suis mal placé pour la voir. Je la verrais si j’étais à la place d’un spectateur latéral, qui peut embrasser du regard la série des objets disposés devant moi, tandis que pour moi ils se cachent l’un l’autre – ou voir la distance de mon corps au premier objet, tandis que pour moi cette distance est ramassée en un point. Ce qui rend la profondeur invisible pour moi, c’est précisément ce qui la rend pour le spectateur visible sous l’aspect de la largeur : la juxtaposition des points simultanés sur une seule direction qui est celle de mon regard. La profondeur que l’on déclare invisible est donc une profondeur déjà identifiée à la largeur, et sans cette condition, l’argument n’aurait pas même un semblant de consistance. De même, l’intellectualisme ne peut faire apparaître dans l’expérience de la profondeur un sujet pensant qui en fasse la synthèse que parce qu’il réfléchit sur une profondeur réalisée, sur une juxtaposition de points simultanés qui n’est pas la profondeur telle qu’elle s’offre à moi, mais la profondeur pour un spectateur placé latéralement, c’est-à-dire enfin la largeur. En assimilant d’emblée l’une à l’autre, les deux philosophies se donnent comme allant de soi le résultat d’un travail constitutif dont nous avons, au contraire, à retracer les phases. Pour traiter la profondeur comme une largeur considérée de profil, pour parvenir à un espace isotrope, il faut que le sujet quitte sa place, son point de vue sur le monde, et se pense dans une sorte d’ubiquité (SPN). Pour Dieu, qui est partout, la largeur est immédiatement équivalente à la profondeur. L’intellectualisme et l’empirisme ne nous donnent pas un compte rendu de l’expérience humaine du monde ; ils en disent ce que Dieu pourrait en penser. Et sans doute c’est le monde lui-même qui nous invite à substituer les dimensions et à le penser sans point de vue. Tous les hommes admettent sans aucune spéculation l’équivalence de la profondeur et de la largeur ; elle est partie dans l’évidence d’un monde intersubjectif, et c’est ce qui fait que les philosophes comme les autres hommes peuvent oublier l’originalité de la profondeur. Mais nous ne savons rien encore du monde et de l’espace objectifs (SPN), nous cherchons à décrire le phénomène du monde, c’est-à-dire sa naissance pour nous dans ce champ où chaque perception nous replace, où nous sommes encore seuls, où les autres n’apparaîtront que plus tard, où le savoir et en particulier la science n’ont pas encore réduit et nivelé la perspective individuelle. C’est à travers elle, c’est par elle que nous devons accéder à un monde. Il faut donc d’abord le décrire. Plus directement que les autres dimensions de l’espace, la profondeur nous oblige à rejeter le préjugé du monde et à retrouver l’expérience primordiale où il jaillit ; elle est, pour ainsi dire, de toutes les dimensions, la plus « existentielle », parce que –c’est ce qu’il y a de vrai dans l’argument de Berkeley – elle ne se marque pas sur l’objet lui-même, elle appartient de toute évidence à la perspective et non aux choses ; elle ne peut donc ni en être tirée, ni même y être posée par la conscience ; elle annonce un certain lien indissoluble entre les choses et moi par lequel je suis situé devant elles, tandis que la largeur peut, à première vue, passer pour une relation entre les choses elles-mêmes où le sujet percevant n’est pas impliqué (SPN). En retrouvant la vision de la profondeur, c’est-à-dire une profondeur qui n’est pas encore objectivée et constituée de points extérieurs l’un à l’autre, nous dépasserons encore une fois les alternatives classiques et nous préciserons le rapport du sujet et de l’objet. » (pp. 294-296)

  Et cette expérience de la perspective qu’il nous faut comprendre en dépassant l’analyse bergsonienne conjointe de la perspective et de la durée, n’est pas, ainsi que l’écrit Maurice Merleau-Ponty, purement spatiale, elle est aussi, mais d’une manière quasiment invisible, d’ordre temporel :

« Nous n’avons pas du monde une série de profils dont une conscience en nous opérerait la liaison. Sans doute le monde se profile, spatialement d’abord : je ne vois que le côté sud du boulevard, si je traversais la chaussée, j’en verrais le côté nord ; je ne vois que Paris, la campagne que je viens de quitter est retombée à une sorte de vie latente ; plus profondément, les profils spatiaux sont aussi temporels : un ailleurs est toujours quelque chose que l’on a vu ou que l’on pourrait voir ; et même si je le perçois comme simultané avec le présent, c’est parce qu’il fait partie de la même onde de durée. La ville dont j’approche change d’aspect, comme je l’éprouve quand je la quitte des yeux pour un moment et la regarde à nouveau. Mais les profils ne se succèdent pas ou ne se juxtaposent pas devant moi. Mon expérience dans ces différents moments se lie à elle-même de telle manière que je n’ai pas différentes vues perspectives reliées par la conception d’un invariant. Le corps percevant n’occupe pas tour à tour différents points de vue sous le regard d’une conscience sans lieu qui les pense. C’est la réflexion qui objective les points de vue ou les perspectives, quand je perçois je suis par mon point de vue au monde entier, et je ne sais pas même les limites de mon champ visuel. (…). Je n’ai pas une vue perspective, puis une autre, et entre elles une liaison d’entendement, mais chaque perspective passe dans l’autre et, si l’on peut encore parler de synthèse, il s’agit d’une « synthèse de transition ». (op. cit., pp. 379-380)

  Il faut bien reconnaître que l’évaluation de la grandeur suivant la longueur est différente de l’évaluation de la grandeur extensive suivant la largeur. L’observateur l’appréhende sur une autre base que celle d’une multiplicité spatialement donnée ; la multiplicité existe pourtant puisqu’elle donne lieu à une grandeur mais cette multiplicité n’est pas celle de la géométrie ordinaire sur laquelle se fonde par exemple J.-M. Lévy-Leblond pour rejeter la perspective évoquée par Bergson ; elle n’est pas non plus cette multiplicité qualitative que le philosophe avait avancée dans son Essai sur les données immédiates de la conscience en la séparant radicalement de la multiplicité quantitative ou extensive. Il s’agit d’une multiplicité fondamentalement analogue aux grandeurs intensives décrites par Kant, une multiplicité qui, bien qu’elle mette en jeu l’imagination, n’en est pas pour autant une apparence. Si comme Bergson le pensait, Kant n’a pas su saisir l’occasion qui se présenter à lui de « revivifier le cartésianisme », ce n’est pas cependant l’intuition de la durée épurée de l’espace qui peut nous y conduire aujourd’hui. Toutefois la voie ouverte par Bergson associée à la critique phénoménologique de Merleau-Ponty nous permet, notamment à propos de la perspective, de poser différemment la question et l’articulation entre espace et temps. 

On peut illustrer cette articulation spatio-temporelle qui distingue sans disjoindre grandeurs extensives et intensives en faisant intervenir ici la notion de nombre. Reprenons la « longueur » indéfinie des carreaux au sol, des peupliers ou bien encore des lampadaires sur le pont de l’Alma dans la photographie de Philippe Bordas. Associons à chacun des éléments considérés selon ce point de vue un nombre par rapport à notre situation. La numérotation qui vient immédiatement à l’esprit est celle qui donne 1 pour l’élément du premier plan, 2 pour le deuxième, etc… jusque n. Considérons maintenant la même rangée selon le point de vue latéral. Nous avons maintenant n éléments sans avoir la même relation ; l’ordre suivi précédemment semble avoir perdu son évidence, je peux choisir arbitrairement le premier sur la gauche ou bien sur la droite pour parcourir ou compter la collection. Là où la « longueur » est associée au nombre dans sa valeur ordinale, la « largeur » se voit ici associée au nombre dans sa valeur cardinale, et l’égalité pour ainsi dire neutre entre ces deux quantités ne doit pas cacher la différence de sens, ou de point de vue, qui les relie et les articule. Si bien que l’on peut distinguer cette évaluation en longueur comme gradation de l’évaluation en largeur comme graduation, suivant la dualité de sens que le mot « conte » avait au Moyen Age en ancien français[11]. Là où la largeur considérée en elle-même, comme dans le cas de l’échiquier euclidien, annule l’effet perspectif et réduit la mesure à un simple compte, la longueur nous permet d’inscrire la mesure dans une gradation narrative, dans un conte qui rejoint à la fois l’histoire qu’Alberti contemplait à travers son voile[12] que le caractère temporel de la perspective souligné par Merleau-Ponty : tel carreau diminué en perspective est celui que j’atteindrais si j’avançais jusqu’à lui en parcourant les degrés ou gradations intermédiaires ; l’homme qui apparaît plus petit est celui qui, d’abord à mes côtés, s’est ensuite éloigné de manière continue. Si la grandeur vue de loin semble s’inscrire dans une multiplicité extensive et purement spatiale – la multiplicité des grandeurs depuis l’éloignement = 0 jusqu’à la grandeur considérée -, c’est là une apparence mais dans le sens qu’a le mot phénomène chez Kant, comme aussi chez Husserl et Merleau-Ponty. Une apparence qui interdit que ce type de grandeur soit dévalué comme « grandeur apparente » à l’aune de l’être distingué de ce qui semble l’être : la grandeur vue de loin est appréhendée comme un moment, elle est comme l’unité sans pluralité de Kant. Pour la percevoir ou l’appréhender en tant que grandeur éloignée, il faut une certaine accommodation de l’œil et de l’esprit. Comme le spectateur qui doit retrouver la naïveté de l’enfant[13], il s’agit de laisser s’éloigner ce qui se présente suivant la multiplicité, non pas de l’un à côté de l’autre ou de l’agrégation sans éloignement, mais suivant la multiplicité de la coalition, celle de l’un avec l’autre ; il s’agit non pas de compter les éléments comme dans la vue de côté ou comme l’enfant qui compte les avatars d’un même personnage en perdant la place de chaque avatar dans le conte, mais de s’en laisser conter, de suivre le cours de l’histoire depuis la place qui nous est assignée, non de la survoler. La multiplicité en longueur peut ainsi faire l’objet d’une accommodation particulière qui permet de l’inscrite temporellement dans une échelle ou un spectre de valeurs parcourue par l’imagination.     

Nous pouvons maintenant compléter notre approche historique du renouveau médiéval dans l’appréhension conjointe de la perspective et de l’intensité, à la lumière de la Théorie de l’extension de H.G. Grassmann telle que la commente Gilles Châtelet. Ce sera pour nous l’occasion de relever les points que nous avons parcourus et, pour reprendre une formule employée par Mme Jimena Canales (Harvard University) à propos de notre travail, de les rassembler dans une « perspective sur la perspective » à contre-courant des idées reçues.

                                                                     Laurent Lefetz, 6 avril 2014

 

[1] Pour une première approche du lien entre l’interprétation de la relativité et l’invention du plan complexe à la fin du XVIIIème siècle, notamment avec Kant et Argand, voir « Physique et philosophie : la voie du paradoxe », Bergson aujourd’hui, 1999.

[2] « L'idée d'une série réversible dans la durée, ou même simplement d'un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l'espace, et ne saurait être employée à le définir. » (Essai sur les données immédiates de la conscience, Quadrige/PUF, 1982, p. 76)   

[3] Cette image de l'ombre figure d'ailleurs dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience :

 « Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative ; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et   organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c'est-à-dire de l'ombre du moi projetée   dans l'espace homogène. La conscience, tourmentée d'un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n'aperçoit la réalité qu'à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental. » (op. cit., p. 95)

   Nous la trouvons également dans La pensée et le mouvant lorsque Bergson entreprend d'illustrer ce qu'il   appelle « le mouvement rétrograde de la vérité » :

« Notre appréciation des hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu'exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s'accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. » (op. cit., p. 14)

   C'est encore le même thème dans Le possible et le réel, mais Bergson emploie cette image du point de vue de Platon, pour expliquer comment les "anciens", "plus ou moins platoniciens", n'ont pas su admettre que "c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel" :

« Mais la vérité est que la philosophie n'a jamais franchement admis cette création continue d'imprévisible nouveauté. Les anciens y répugnaient déjà, parce que, plus ou moins platoniciens, ils se figuraient que l'Être était donné une fois pour toutes, complet et parfait, dans l'immuable système des Idées : le monde qui se déroule à nos yeux ne pouvait donc rien y ajouter ; il n'était au contraire que diminution ou dégradation ; ses états successifs mesuraient l'écart croissant ou décroissant entre ce qu'il est, ombre projetée dans le temps, et ce qu'il devrait être, Idée assise dans l'éternité ; ils dessineraient les variations d'un déficit, la forme changeante d'un vide. C'est le Temps qui aurait tout gâté. » (Essai publié dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift en novembre 1930 puis dans le recueil La pensée et le mouvant ; op. cit., p. 115)

[4] Dans son article « Les paradoxes de relativité sur le temps » (Revue Philosophique, janvier-février et mars-avril 1937), et comme il en avait fait lui-même la remarque à Bergson, Edouard Le Roy appelait à distinguer « deux notions du réel » dans le but de concilier les résultats de la Relativité et le propos du philosophe [nous y retrouvons la distinction entre mesure directe et mesure indirecte, distinction à rapprocher de l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique. ajout du 6 avril 2014] :

« ... deux notions hétérogènes du réel sont en service, et à la fois en conflit et en collaboration, dans la science : 1° le réel défini par la perception sensible directe [notion empiriste ou sensible du réel] ; 2° le réel défini indirectement par un concours d'exigences théoriques [notion idéaliste]. Il faut noter chaque fois, dans quelle perspective on se place. » (op. cit., p. 243)

 D'après le témoignage d'E. Le Roy, Bergson n'aurait pas fait d'objection à sa proposition. Ainsi, écrivait-il à propos du refus du philosophe de laisser réimprimer Durée et simultanéité après 1931 :

« II est clair que nous devons respecter l'interdiction de Bergson quant à la publication d'inédits ; mais ne rentrent pas dans ce cas les textes qu'il a publiés lui-même. A cet égard, la question de la relativité soulève une difficulté : je pense toujours que la solution s'en trouve dans les remarques concernant la double notion du réel. Je répondrais volontiers à Einstein que lui-même ne comprend pas bien la position de Bergson. Mais il faut connaître entièrement celle-ci ; j'en ai longuement causé avec Bergson, il n'a pas fait d'objection à ma remarque, mais il a ajouté avec insistance que le défaut de ses connaissances mathématiques ne lui permettait pas de suivre avec le détail nécessaire le développement de la relativité généralisée et qu'en conséquence il estimait plus sage, pour sa part, de laisser tomber la question. De là son refus de laisser réimprimer Durée et simultanéité. » (lettre du 29 septembre 1953 à Mme Rosé-Marie Mossé-Bastide servant de préface au recueil Ecrits et paroles)

   L'article de Le Roy se situe cependant dans la perspective que nous avons relevée dans notre première partie et présentant ce double visage : négation des paradoxes relativistes, affirmation des données de la perspective commune. Comme chez Bergson, les paradoxes ont pour origine une confusion, un amalgame illégitime ; il ne s'agit plus du mélange entre temps et espace, mais « d'une véritable interférence entre les deux notions du réel»  (p. 243). Indiquant le « point de vue critique » qu'il convient d'occuper pour résoudre les paradoxes, Le Roy nous invite finalement à comprendre la Relativité dans la même perspective :

 « Dans la direction de recherche que je viens de rappeler, on voit s'évanouir les paradoxes comme tels. Pour achever d'éclaircir ce point, revenons une dernière fois aussi à la comparaison avec les effets de perspective. Plaçons-nous d'abord dans l'ordre purement spatial de la perspective ordinaire. Le rapetissement alors exprime une distance, et il tient à la substitution d'un  procédé de mesure indirecte au procédé de métrage immédiat [Le Roy définissait ainsi cette distinction dans les préliminaires de son étude : « Convenons, pour abréger, de dire «mesure directe » ou « mesure indirecte » plutôt que mesure jugée réelle selon le critère empiriste ou selon le critère idéaliste.... » op. cit. p. 18], mais cela n'empêche pas qu'il soit vu sensiblement. Si néanmoins on ne conclut pas à un paradoxe en pareil cas, c'est parce qu'on sait bien l'impossibilité d'une application des deux procédés de mesure à la fois, le rapprochement qu'exigerait l'usage du procédé direct supprimant l'apparence que produit la distance. Eh bien ! Il en va tout pareillement pour les altérations de relativité. Elles expriment, cette fois, une vitesse de déplacement réciproque et sont dues encore à la substitution de mesures indirectes aux mesures directes. Pour être à même d'employer à la fois les deux procédés, - condition sans laquelle aucun paradoxe ne peut naître, - un arrêt du mouvement serait indispensable, comme l'était tout à l'heure une suppression de distance ; et cet arrêt, si on réussissait à l'effectuer, aurait le même résultat que le rapprochement dans le cas de la perspective ordinaire, à savoir la disparition de l'inégalité qui est la matière du paradoxe. Donc celui-ci reste illusoire et, en quelque sorte, purement verbal, même dans l'hypothèse où l'on parviendrait à voir sensiblement les contractions ou dilatations déterminées par la vitesse. Bref, ce qui serait vu alors, ce serait la vitesse elle-même, comme c'est la distance dans la perspective ordinaire. Autrement dit, admettons que la vue en vitesse devienne sensiblement possible comme l'est la vue en distance : aucun paradoxe véritable ne saurait être déduit de là. » (ibid., p. 243)

   La distinction que met en avant Edouard Le Roy indique sans l'exprimer ouvertement, le partage instauré par Kant entre forme et matière, sensibilité et entendement, la réalité telle qu'elle apparaît et la réalité telle qu'elle est en soi. Or, c'est ce partage que la philosophie bergsonienne a, dès son départ, tenté de contourner. Dans ce que l'on pourrait appeler son testament philosophique - l'essai introductif au recueil La pensée et le mouvant (1934) -, Bergson emploie à ce propos une image saisissante :

«... Tout l'objet de la Critique de la raison pure est en effet d'expliquer comment un ordre défini vient se surajouter à des matériaux supposés incohérents. Et l'on sait de quel prix elle nous fait payer cette explication : l'esprit humain imposerait sa forme à une « diversité sensible » venue on ne sait d'où ; l'ordre que nous trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mêmes. De sorte que la science serait légitime, mais relative à notre faculté de connaître, et la métaphysique impossible, puisqu'il n'y aurait pas de connaissance en dehors de la science. L'esprit humain est ainsi relégué dans un coin, comme un écolier en pénitence : défense de retourner la tête pour voir la réalité telle qu'elle est... » (Quadrige/PUF, p. 69).

Car l'adversaire véritable contre lequel la philosophie bergsonienne s'est constituée est moins Platon - la durée se comprenant dans l'inversion de l'éternité immobile -, que le philosophe de Königsberg, le premier étant implicitement choisi comme allié dans cette opération de contournement du second. Il est à ce propos significatif que la dernière note que Bergson ait consacrée à la Relativité se situe dans un passage faisant allusion à la critique kantienne :

 « A ceux qui déclarent notre science relative, à ceux qui prétendent que notre connaissance déforme ou construit son objet, incombe (...) la charge de la preuve. Et cette obligation, ils ne sauraient la remplir, car la doctrine de la relativité de la science ne trouve plus où se loger quand science et métaphysique sont sur leur vrai terrain, celui où nous les replaçons. » (La  pensée et le mouvant, op. cit., p. 37)

[5] La critique formulée sur ce point dans Durée et simultanéité était déjà exprimée dans les Données immédiates. La succession sous laquelle nous apparaissent les phénomènes extérieurs est obtenue par la rencontre de deux  ordres de la réalité, une « extériorité sans succession » en dehors de nous, une « succession sans extériorité » au  plus profond de nous. Cette rencontre donne naissance au temps homogène « quatrième dimension de l'espace »  (p. 81), fil le long duquel nous comptons et alignons des simultanéités. « La durée prend ainsi la forme illusoire  d'un milieu homogène, et le trait d'union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu'on  pourrait définir l'intersection du temps avec l'espace. » (p. 82) 

[6] L’œuvre bergsonienne s’est érigée sur la base de ces concepts fondamentaux communs à la science et à la philosophie que sont l’espace et le temps, concepts dont la science allait de son côté, quelques années plus tard, renouveler le rapport.

[7] « De la perspective de l’Idée à l’idée de perspective », Bergson aujourd’hui, 2003.

[8] Physique, III, ch. 1, § 7.                                                         

[9] « Quand [le physicien] dit que le temps de Pierre est dilaté ou rétréci au point où se trouve Paul, il n'exprime pas du tout ce qui est vécu par Paul qui, lui, perçoit toutes choses de son point de vue et n'a donc aucune raison de sentir le temps qui s'écoule en lui et autour de lui autrement que Pierre ne sent le sien. Le physicien prête abusivement à Paul l'image que Pierre se fait du temps de Paul. Il porte à l'absolu les vues de Pierre avec qui il fait cause commune. Il se suppose spectateur du monde entier. Il fait ce qu'on reproche tant au philosophe. Et il parle d'un temps qui n'est celui de personne, d'un mythe. Il faut ici, dit Bergson, être plus einsteinien qu'Einstein. » (Merleau-Ponty cite alors le passage où Bergson présente la métaphore du peintre. Signes, p. 247 ; cf. « L’interprétation de la relativité », Bergson aujourd’hui, 1989.

 

[10] « Introduction à la philosophie. Bergson et Kant aujourd’hui », Bergson aujourd’hui, 2004

[11] « Le mot « conte » est ici orthographié selon l'ancien français. Jusqu'au XVème siècle en effet, il n'existait que cette seule graphie issue du latin computare : « calculer ». Référée à l'activité intellectuelle ou à son résultat, le mot avait le sens d' « estimation» (mesure, taille), d' « explication » (raison), ou de « montant » (somme). Référée au domaine de la narration, le mot avait le sens d' « énumération » (énumérer des actions), de « récit ». C'est à partir du XVème siècle que cet ensemble de significations se différencie en deux paradigmes portés par deux graphies : [narration] : cont- (conte, conter, conteur, raconter...), [autres références] : compt- (compter, compteur, décompter...) ; compt- a ainsi été distingué de cont- par une divergence graphique qui se rattache directement au verbe computare[11].

  La proximité des deux sens se retrouve en allemand (zählen, compter et erzählen, conter) et en italien (contare, raccontare). L'anglais utilise le verbe to tell pour : «  dire quelque chose, apprendre » / « parler de quelque chose » / « discerner, reconnaître » / « ordonner, dire à quelqu'un de faire quelque chose » / « révéler quelque chose »..., mais un usage ancien lui associe le sens de compter : to tell one's beads (égrener son chapelet) / all told (tout compte fait, au total). De plus teller désigne aussi bien le conteur que le guichetier de banque ou la personne chargée de compter les votes (on trouve en allemand les deux mots Erzähler et Zähler). Enfin l'anglais account, comme l'ancien français aconte, désigne aussi bien « calcul, compte », que « récit, exposé ».

  Si la proximité de ces mots jumeaux n'est pas propre à notre langue, l'ancien français indique cependant avec l'idée de nombre un double sens dissocié au cours de l'histoire par l'usage et l'orthographe. » (« De la perspective de l’Idée à l’idée de perspective », Bergson aujourd’hui, 2003.)

[12] « Je trace d’abord sur la surface à peindre un rectangle de la grandeur que je veux, qui sera pour moi une fenêtre ouverte à partir de quoi on peut contempler l’histoire » (Della pittura, 1435). Cf.  supra Parties 5 et 6.

[13] Cf. le mythe platonicien de la caverne, « De la perspective de l’Idée à l’idée de perspective », Bergson aujourd’hui, 2003.

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  • : C’est donc sous l’avatar de l’arbre que je confierai désormais de nouvelles feuilles. Car y a-t-il ici quelque chose de « nouveau » ? Comme l’a écrit Francis Ponge, l’arbre qui s’évertue, incorrigible en cela, à produire encore et toujours de nouvelles feuilles, finit par voir sa limite dans l’inexorable répétition du Même, l’éternel retour de l’être et de son anéantissement. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. »
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