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13 avril 2013 6 13 /04 /avril /2013 08:19

3/ L’idée de perspective

 

Comme Bergson l'a lui-même confié dans La pensée le mouvant[1], c'est la question du temps dans son rapport à l'espace qui est à l'origine de sa recherche. En étudiant la pensée évolutionniste de Spencer, il en est venu à s'interroger sur la manière dont le temps était abordé dans les premiers principes de mécanique. Or, à l'époque où Bergson se penche sur cette question - à l’apogée de la physique qui sera qualifiée plus tard de « classique » -, le physicien qui veut calculer et prévoir l'évolution d'un système prend comme coordonnées d'espace et de temps des nombres que rien ne distingue de manière formelle. On assiste en effet à un traitement parallèle qui tient à ce que depuis Newton, variables temporelles et spatiales se déploient selon une distinction présente au niveau des principes - le Temps et l'Espace absolus -, mais invisible au niveau des calculs. Pour Bergson, cette distinction est trompeuse, ou plutôt, elle n'est pas assez radicale car elle recouvre une différence essentielle, celle qui existe entre l’espace réel et le temps réel, ou durée. Le traitement dont fait l'objet le temps, sa transcription par un nombre que rien ne distingue du nombre décrivant l'espace, traduit une homogénéisation, une réduction du temps à l'espace. Il s'agit là pour le philosophe d'un aveuglement naturel vis-à-vis de ce qui est fonda-mentalement hétérogène, et que la science ne peut véritablement, et au sens propre, prendre en compte. Telle est la critique qui apparaît dans le deuxième chapitre des Données immédiates et qui inaugure la philosophie bergsonienne. Or, c'est sur ce même point, le rapport entre espace et temps, que vont porter quelques années plus tard les efforts de Poincaré et d'Einstein.

Dans l'article « Sur l'électrodynamique des corps en mouvement » qu'il envoie à la revue Annalen der Physik le 30 juin 1905, article que les physiciens considèrent comme l'acte fondateur de la Relativité restreinte, Einstein s'interroge en premier lieu sur la notion de simultanéité, c'est-à-dire - comme Bergson l'avait déjà noté en 1889 - le point de rencontre, ou d'intersection, entre espace et temps. Or, dans cet article, Einstein ne s'attache pas à la séparation devenue classique depuis Newton entre espace et temps, séparation que Bergson accentuait d'une certaine manière en épurant le temps de l'espace. Ce qui compte et ce qu'il conserve, c'est d'une part le principe de relativité et d'autre part, le principe de la constance de c, vitesse de la lumière. La simultanéité, c'est-à-dire le rapport entre espace et temps, s'en trouve transformée, non plus dans le sens d'une séparation mais d'un amalgame qui apparaît dans les formules de Lorentz. Le  principe selon lequel une certaine vitesse, rapport entre un espace et un temps, est constante, entraîne la dépendance nouvelle et essentielle de l'espace et du temps. C'est cette même dépendance qui prend une forme plus mathématique dans les travaux de Poincaré. Dans une note présentée le 5 juin 1905 devant l'Académie des Sciences, le mathématicien propose en effet de regarder la variable temporelle non plus comme un nombre réel mais comme un nombre imaginaire[2]. Et c'est en 1907 que Minkowski, reprenant l’idée de Poincaré, présentera ce qui allait désormais s'appeler l' « espace-temps ».

On voit ainsi que dès les années 1880, Bergson a suivi une voie opposée à celle qu'allait prendre la science quelques années plus tard. Alors que physiciens et mathématiciens allaient décrire l'interdépendance essentielle entre espace et temps, leur union nouvelle dans cet espace singulier baptisé « espace-temps », le philosophe défendait leur radicale différence contre l'illusion inhérente à notre pensée à les fondre l'un avec l'autre. L'opposition qui allait ainsi se faire jour avec la parution en 1922 de Durée et simultanéité, n'est cependant pas aussi radicale et définitive qu'elle a pu paraître alors. Il est à noter en effet, que la question du rapport entre temps et espace fut traduite, aussi bien du côté du physicien que du côté du métaphysicien, à travers l'opposition de l'absolu et du relatif. De la même manière que la simultanéité devenait relative pour le physicien, temps et espace devenaient dépendants l'un de l'autre, relatifs et non plus absolus ; ce qui tint alors, de ce côté, la place de l'absolu, ce fut le rapport entre espace et temps tel qu'il apparaît avec l'invariance de c, ou avec le nouveau continuum à quatre dimensions, l'espace-temps de Minkowski. C'est cette même opposition de l'absolu et du relatif qu'invoqua de son côté Bergson. Alors que la Relativité, en cela mal nommée pour le physicien, se résumait en définitive, à travers ce qui est invariant, dans une recherche de l'absolu, le métaphysicien crut devoir défendre contre le physicien la totale indépendance et le caractère absolu du temps vrai, ou durée, vis-à-vis de l'espace. Or, ici et là, il s'agit en définitive de la même perspective, si bien que la controverse autour de l'interprétation de la relativité, ainsi que le procès qui s’ensuivit, nous semble avoir exprimé en réalité, moins l'opposition entre physique et philosophie que l'opposition entre absolu et relatif développée selon deux points de vue différents et, en tant que tels, également légitimes. Les positions adverses peuvent alors se concilier à condition que l'on comprenne le rapport entre espace et temps dans une autre perspective : si les deux positions s'affrontent ainsi à propos de la Relativité c'est parce qu'elles reposent sur une même idée, celle de la perspective comprise à partir de l'opposition entre le réel, le véritablement étant, et son image ou son apparence. Aussi est-ce bien un point essentiel qu'Einstein avait relevé en proposant d'appeler sa théorie Standpunktslehre, «théorie du point de vue ». Ce qu'il faut alors comprendre, c'est l'idée de perspective hors de toute opposition entre la chose effective et son image, entre l'absolu et le relatif. Il est possible de concilier la distinction défendue par le philosophe et l'union prônée par le physicien en gardant l'idée de perspective contre la perspective de l'Idée, contre une certaine recherche de l'Absolu.

On peut donc aller plus loin que J.-M. Lévy-Leblond dans son article « Bergson, Einstein et la Relativité »[3] et affirmer à propos de Durée et simultanéité qu'un jugement en appel de ce livre doit valoir à son auteur une relaxe complète, ainsi qu’une indemnisation intellectuelle pour procès abusif. Ce jugement en appel demande en particulier que le physicien s’interroge sur « la fréquente et trop souvent implicite « spatialisation du temps » qu'engendre sa mathématisation formelle ». Considérons en effet le changement de variable τ = it qui permet depuis Poincaré de transformer la quantité ds = x2 + y2 + z2t2 en x2 + y2 + z2 + τ2. Moyennant cette transformation, l’espace-temps devient un espace dans lequel se voient généralisées des propriétés remarquables et bien connues aux yeux des mathématiciens. On y retrouve le célèbre théorème de Pythagore et l’on peut comprendre la quantité ds, intervalle entre deux événements, comme un invariant, ou un absolu, structurant ce nouvel espace et se traduisant à travers la relativité de l’espace et du temps quand on considère ces entités isolément, hors de leur union qui a désormais seule valeur de réalité. On peut de la même manière voir la célèbre transformation de Lorentz comme une « simple »[4] rotation dans l’espace-temps. Rien d’étonnant donc si le relativiste invoque la perspective commune. La transformation τ = it donne l’illusion de pouvoir réduire le temps à l’espace, l’espace-temps à un espace à quatre dimensions de même nature, un espace « pseudo-euclidien » analogue à notre espace euclidien à trois dimensions qui peut donc représenter l’espace-temps par une réduction de dimension ou une mise en perspective. Cette transformation masque en réalité la spécificité de la dimension temporelle - notée mathématiquement par la dimension imaginaire – par rapport à l’espace. La perspective du temps n’est pas prise en compte et le relativiste avec ses formules agit exactement comme un peintre qui se contenterait pour voir le monde et en juger, de la représentation sur sa toile. Ici le propos du relativiste peut et doit être complété par celui du philosophe, comme Bergson en a donné l’exemple, en prenant garde cependant de poursuivre l’analyse jusqu’à l’idée de perspective elle-même.

Parce qu’il inverse le rapport du mobile à l’immobile, du devenir à l’éternel, Bergson en effet, conserve le rapport de la chose sur ses vues multiples dans la ligne platonicienne et tient ainsi enfermé le temps dans la perspective de l'Idée. Chaque maintenant, dans la mesure où il est justement tel ou tel, distingué des autres, n'est qu'une vue limitée sur le Temps. A la multiplicité des maintenant correspond une unicité essentielle à laquelle doit répondre l’intuition de la durée. Aussi, quand dans Durée et simultanéité, Bergson oppose aux temps multiples de la Relativité le temps propre au mouvement lui-même, c'est encore et toujours à l'analyse du nombre qui avait été son point de départ, qu'il en appelle. Ne nous laissons pas leurrer par la différenciation quantitative et spatiale sous laquelle apparaît le temps, elle recouvre son unicité vraie et essentielle, unicité qui ne peut être saisie par l'entendement - celui-ci divise et synthétise, découpe et recoud de manière trop large et imprécise - mais par une intuition, l'intuition de la durée qui est, malgré toutes les précautions prises par Bergson[5], comme un nouvel écho à la méthode dialectique de Platon[6]. L'idée de perspective, explicite dans l'essai de 1922 et qui rencontre en s'y opposant le propos du relativiste, idée déjà clairement exprimée en 1903 dans l'Introduction à la métaphysique, était donc implicite dès les Données immédiates de la conscience.

La célèbre définition aristotélicienne du temps - « le nombre du mouvement par  rapport à l'antérieur et au postérieur »[7] - n'apparaît pas non plus dans l'analyse  bergsonienne du nombre, et pourtant elle s'y lit en filigrane[8]. Comme Heidegger le  notera en 1927 (Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, §19 « Temps et  temporalité », Gallimard, 1985, p. 280 sq.), Bergson comprend et interprète la défi-nition aristotélicienne comme une spatialisation de la dimension temporelle. Or, ce que l'on peut relever dans la manière d'apparaître du mouvement exposée par Aristote, c'est le temps comme perspective du mouvement[9]. S'il faut bien que le temps soit représenté à l'aide de l'espace, cela n'indique pas, au-delà de l'image, une réalité autre. De façon générale, l’image est le mode d'être de ce qui nous apparaît dans l'espace et le temps, et ce mode est autre que celui sous lequel nous le concevons ; c’est celui de la sensibilité, ou de l’esthétique, auquel correspond - pour employer un mot que Kant avait repris de Platon avec une nouvelle acception -, le monde des phénomènes. Temps et espace peuvent être ainsi distingués et rapprochés tout à la fois si, reprenant la voie laissée ouverte par Bergson, nous comprenons le temps, non pas comme une ombre de la durée, mais comme le nombre du mou-vement par rapport à l' « avant » et l' « après », nombre au sens - selon la précision d'Aristote - de « ce qui est nombré et non [de] ce par quoi nous nombrons »[10]. Le temps comme la multiplicité, ou la profondeur, à laquelle correspond, de manière nécessaire et complémentaire la multiplicité, ou la coexistence, dans l'espace[11].

 

Telle est, nous semble-t-il, la résolution que requiert l'interprétation de la relativité ; l’essentiel étant d'observer avec l'attention nécessaire la manière de résoudre ce qui est en jeu. Résoudre, c'est-à-dire séparer sans disjoindre, ce qui serait au contraire dissoudre la question en suivant l'idée commune de perspective. En allant dans ce sens, la Relativité est nécessairement non paradoxale ; et si la désignation de la théorie jugée mal venue est cependant conservée, c'est parce que fondamentalement la notion même de relativité ne fait pas l'objet d'une mise en question, la théorie étant comprise selon le relatif - ce qui est pris dans une relation mêlant grandeur et sens -, et ce qui en est séparé et disjoint, l'absolu. Dans une telle apparence de résolution se sont enfermés Bergson et les relativistes en alimentant une controverse qui, bien que semblant s'apaiser au cours des années, est pourtant restée stérile et non résolue.

C'est ce constat qui alimente notre résolution ; il est en effet inacceptable de voir le rapport tracé dans La République entre philosophie et mathématique, prendre la forme d'une polémique sans issue (ou, au mieux, comme avec « la première édition critique » de Durée et simultanéité, d’un transfert de sépulture pacifié de manière illusoire). Plus nous tournons notre attention vers l'interprétation de la relativité afin de comprendre les sens, également légitimes, de la philosophie et de la science, plus se fait sentir la nécessité de revenir au partage platonicien. Il nous apparaît alors que la résolution prise nous engage sur une voie qui est précisément celle que Platon nommait φιλοσοφία. Voie du paradoxe, allant contre les idées communes, ou plutôt, contre la manière commune de les suivre, elle  exige de nous d'aller ici à l'encontre de l'idée commune de perspective.

Le sens commun[12] sépare ou disjoint en effet, selon une seule dimension, l'essence double de ce qui est en jeu dans la visibilité de l'étant, la perspective et l'étant[13]. Les nécessités de la vie sociale et de l'action, pour reprendre ce thème bergsonien, imposent avec leur sceau de vérité, la mise au premier plan de l'étant tel qu'il est en lui-même par rapport à ses vues[14]. Comme dans un pliage, l'étant dans ce qu’il a de plus intérieur et d'absolu, recouvre les brisures de ses multiples reflets, de ses perspectives extérieures et relatives ; et ce recouvrement même cache et recouvre,  plus insidieusement encore, le pli des deux. Aussi, ce que Bergson dénonce dans  l'altération de la durée par l'espace – la conscience préférant lâcher le « moi  fonda-mental » pour « l'ombre du moi projetée dans l'espace homogène » -, nous le  comprenons comme l'entente commune de l'idée de perspective, ou perspective de l’Idée.

Avec l'étant de l'affairement quotidien, le sens commun croit tenir là quelque chose de stable, comptant en soi et pour tous. Il ne s'agit en réalité que d'une croyance adossée à une utilité pratique, croyance si fortement ancrée dans nos habitudes que notre pensée en ayant pris le pli, éprouve la plus grande répugnance à s'en détacher. Sous prétexte de réalisme, on veille avant tout à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, l'image pour l'effectif ; on lâche, ce faisant, ce qui est à l'origine de ce partage ou de ce pli en lui tournant le dos. Contre cette croyance, il nous faut nous retourner résolument vers la philosophie, et plus particulièrement vers Platon. L'interprétation de la relativité trouve alors au plus profond de nous sa résolution si nous consentons à dépasser une certaine compréhension de la forme ou de l'Idée en concevant l'idée de perspective comme le pli où s'effectue, avec le rapport du visible à l'intelligible, la sortie de la ligne.

 

Bergson fondait son analyse de la notion d'intensité des états psychiques sur la distinction des deux multiplicités pour ensuite définir la liberté comme « le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit »[15]. Dans une opposition explicite à Kant, Bergson invitait son lecteur à saisir ce moi dans le déroulement vivant de sa durée, comme un absolu encore accessible à la philosophie... Or le chemin suivi par Bergson révèle des orientations dignes de question, notamment celle qui consiste à concevoir le moi indépendamment de tout rapport à autrui. Prenons ainsi la référence à ces deux personnages, Pierre et Paul, telle qu'elle apparaît dans le troisième chapitre des Données immédiates[16]. Toute la démonstration sur l'imprévisibilité par Paul de l'action libre de Pierre est la préfiguration de celles qui apparaîtront trente-trois ans plus tard dans Durée et simultanéité, et dont certaines mettrons une nouvelle fois en scène ces deux personnages à propos de la question des temps multiples[17]. Or, ici et là, c'est le même ressort que fait jouer Bergson : on ne peut distinguer ce qui est vécu de l'intérieur - action ou temps -, l'organisation dynamique des états de conscience, d'une part, et sa représentation, son expression  symbolique - intensité et succession des états psychiques, temps mesuré - d'autre part, sans se condamner à manquer la question de la liberté et celle des temps multiples. On se laisse prendre, en effet, à l'illusion inhérente à notre manière naturelle de penser, « l'habitude profondément enracinée de développer le temps dans l'espace » ; on dédouble le réel d'un fantôme, le moi véritable de son ombre projetée, la réalité vécue de son propre point de vue de son double imaginaire et fictif tel qu'il apparaît d'un point de vue extérieur et second. Là où la conscience réfléchie saisit des termes différents - la représentation, pour Paul, des états de conscience vécus par Pierre, le temps vécu par l'un contre le temps mesuré et attribué par l'autre  -, la philosophie de la durée nous invite à tourner notre regard vers une seule réalité en gardant la durée de son ombre[18], l'étant de tout point de vue. Ce qui semblait se dédoubler suivant Pierre et Paul perd alors toute consistance, l'un et l'autre sont devenus en réalité indiscernables[19] avec la dissipation de l'illusion, c'est-à-dire en définitive, la confusion du temps véritable avec l'espace.

Il nous apparaît bien au contraire que la démonstration nous fait perdre plus que ce qu'elle prétendait nous faire gagner. Elle nous oblige en effet à concevoir le moi enfermé en lui-même : chaque moi, en tant qu'il est à chaque fois toujours déjà compris dans la durée, doit, par un effort d'attention analogue à l’anamnèse platonicienne, en saisir les données immédiates et la comprendre au plus profond de soi, comme point de vue. C'est un moi « sans portes ni fenêtres » pour reprendre la formule de Leibniz, et qui n'a aucunement besoin de l'Autre - sous la figure absolue de Dieu ou relative d'autrui - pour exister, se constituer, ou s'exprimer et qui risquerait d'ailleurs de se perdre à chercher à le faire puisqu’il se traduirait - et se trahirait – avec le langage... Bergson peut donc bien dans son troisième chapitre appeler à le saisir dans le temps véritable, comme liberté : ce moi est alors un absolu que seule l'intuition de la durée peut sauver de la critique kantienne et de sa dissolution... Or, si nous voulons concilier l'intention bergsonienne avec les avancées des psychologues et des physiciens, il nous faut bien reconnaître cette position comme un bastion désormais indéfendable qu'il convient de vider de son contenu et d'abandonner : le moi même aperçu dans sa durée, n'est pas cet absolu que Bergson croyait atteindre à travers les « données immédiates » de la conscience. Si nous maintenons notre attention sur le rapport existant entre espace et temps, quelque chose de la philosophie de la durée peut toutefois être conservé et s'avérer fécond. Bergson a indiqué une voie sur laquelle certains de ses principes l'ont retenu et comme immobilisé ; les termes qu'il a employés méritent d'être repris dans le mouvement qu'ils avaient esquissé et, en même temps, figé :

 

 « II y a plusieurs manières de se représenter l'état d'une personne à un moment donné. [...] Mais il y a ici une distinction capitale à faire. Quand je passe moi-même par un certain état psychologique, je connais avec précision l'intensité de cet état et son importance par rapport aux autres ; non pas que je mesure ou que je compare mais parce que l'intensité d'un sentiment profond, par exemple, n'est pas autre chose   que ce sentiment lui-même. Au contraire, si je cherche à vous rendre compte de cet état psychologique, je ne pourrai vous en faire comprendre l'intensité que par un signe précis et de nature mathématique ; il faudra que j'en mesure l'importance, que je le compare à ce qui précède et à ce qui suit, enfin que je détermine la part qui revient dans l'acte final. Et je le déclarerai plus ou moins intense, plus ou moins important, selon que l'acte final s'expliquera par lui ou sans lui. Au contraire, pour ma conscience qui percevait cet état interne, point n'était besoin d'une comparaison de ce genre ; l'intensité lui apparaissait comme une qualité inexprimable de l'état lui-même. [...] Dès lors, il faudra distinguer deux manières de s'assimiler les états de  conscience d'autrui : l'une dynamique, qui consisterait à les éprouver soi-même : l’autre statique, par laquelle on substituerait à la conscience même de ces états leur  image, ou plutôt leur symbole intellectuel, leur idée... »[20]

 

C'est ici au double sens du mot « conte » que nous en appelons, à ce dédoublement qui n'est pas un artifice mais un phénomène digne d’attention. La philosophie de la durée a soigneusement séparé et privilégié ce qui se conte - le moi profond, son organisation interne et mélodique dans la durée... -, de ce qui se compte - sa transposition symbolique et mesurée dans l'espace. A l’inverse, le relativiste tend naturellement à considérer prioritairement ce seul aspect. Dans l’espace-temps développé en formules, l’espace et les nombres réels prennent le dessus et recouvrent le phénomène irréversible du temps[21]. Reprenons le dessein bergsonien en considérant la distinction entre espace et temps et la spécificité du temps-invention de manière à l’accorder avec l’apport nouveau de la Relativité ; il continue d'y avoir deux types de multiplicités que nous comprenons sous une seule et même forme comme nous y invite d'ailleurs l'étymologie, mais aussi la façon dont les mathématiciens et les physiciens unissent nombres réels et imaginaires, espace et temps. Union troublante et paradoxale qui doit attirer aujourd’hui notre attention, et qui rejoint peut-être au fond l’union qui se joue à travers le mot λόγoς[22].

Dans cette voie nous pourrions mettre au jour le recours qui semble aller si bien de soi, tant du côté du philosophe que du physicien, à la perspective. En explicitant l’idée que s’en forme le sens commun, Bergson en donne une interprétation philosophique analogue à celle de Platon dans la mesure où elle recouvre ce que la chose paraît de tel ou tel côté sous ce qu'elle est en elle-même. Si nous voulons concilier les fondements immédiats et intuitifs de la conscience avec les constructions médiates et intellectuelles de la science, nous devons nous garder de la perspective qui réduit la réalité - ce qui « conte » - à une seule dimension pour ensuite replier l’être sur l’apparaître, l’absolu sur le relatif, le réel sur ses vues. Contre le sens commun qui ne fait que dissoudre la perspective en ces deux aspects, nous devons les garder ensemble et en penser l’union[23]. Une autre perspective apparaîtrait peut-être alors : non plus comme cette « matière extra-intellectuelle »[24] dont Bergson croyait pouvoir saisir les données immédiates et, à partir de là, suivre la direction de la métaphysique sur la ligne de la science[25], mais plutôt comme la forme même de la conscience unissant sans confondre espace et temps, intuition et concept, et per-mettant de rapporter hors de toute opposition, physique et philosophie, visible et invisible.

 

                                          Dunkerque, avril 2003



[1] op. cit., p 2  

[2] « Regardons x, y, z, et t√-1 comme les coordonnées d'un point P dans l'espace à quatre dimensions... » : la phrase est citée par M. J.-P. Auffray dans L'espace-temps, Dominos/Flammarion, 1996, p. 49. La note de Poincaré « Sur la dynamique de l’électron » présentée à la séance de l’Académie des sciences le 5 juin 1905 (Comptes rendus de l’Académie des sciences, Séance du 5 juillet), fut publiée en 1906 dans les Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo (Réédition par les éditions Gabay, 1989).

[3] Magazine littéraire, avril 2000, « Bergson, Einstein et la Relativité », pp. 48-49.

[4] Tel est le sentiment que donnent bon nombre de présentations de la Relativité. Ainsi par exemple J. Hladik citant la note de Poincaré de juin 1905 :

« Nous voyons que la transformation de Lorentz n’est qu’une rotation de cet espace [Poincaré vient d’introduire cet espace avec les quatre coordonnées x, y, z et it] autour de l’origine, regardée comme fixe. »

Par cette dernière phrase, l’essentiel est pratiquement dit sur l’espace-temps. En effectuant le changement sur le temps t, une nouvelle variable τ = it apparaît, créant un espace fictif qui possède des propriétés intéressantes pour le physicien. L’action de la transformation de Lorentz-Poincaré est ainsi interprétée sous une forme intuitive. » (SPN, Comment le jeune et ambitieux Einstein s’est approprié la Relativité restreinte de Poincaré, Ellipses, 2004, p. 102)

Et un peu plus loin :

« Grâce à son changement de variable, l’espace quadridimensionnel de Poincaré est devenu un espace dont la géométrie est euclidienne alors qu’il n’en est pas de même pour un espace décrit par les variables traditionnelles x, y, z, t. Cette géométrie euclidienne à quatre dimensions, généralisation de celle à laquelle nous sommes habitués, peut grandement faciliter l’interprétation des formules de la Relativité et permettre de mieux les comprendre. » (SPN)

Ce que sous-entend ainsi l’auteur ce sont en particulier les phénomènes concernant le temps et l’espace : « …Ce phénomène a été appelé le « ralentissement » des horloges mobiles, ou encore « la dilatation du temps ». Ce sont deux terminologies imagées qu’il vaut mieux éviter car elles créent des confusions, et il est préférable d’appeler ce phénomène la relativité du temps. » (p. 92). De même : « Lorsqu’on mesure la longueur d’une règle en mouvement, il faut déterminer au même instant la position de ses extrémités. Il en résulte que la relativité du temps va influencer cette mesure de longueur. On obtient un phénomène de variation de la longueur, souvent appelé « contraction » de la longueur. Pour éviter l’ambiguïté de ce terme, nous l’appellerons relativité de la longueur. Cet effet de variation relativiste se déduit aisément de la transformation de Lorentz-Poincaré. » (p. 93) Notons enfin que le même auteur utilisait ces mêmes « terminologies imagées » dans l’exposé paru quatre ans plus tôt : La Relativité selon Einstein, Ellipses, 2000, p. 41 sq.   

[5] La deuxième partie à l’introduction au recueil La pensée et le mouvant commence ainsi : « Ces considérations sur la durée nous paraissaient décisives. De degré en degré, elles nous firent ériger l’intuition en méthode philosophique. « Intuition » est d’ailleurs un mot devant lequel nous hésitâmes longtemps. De tous les termes qui désignent un mode de connaissance, c’est encore le plus approprié ; et pourtant il prête à la confusion. Parce qu’un Schelling, un Schopenhauer et d’autres ont déjà fait appel à l’intuition, parce qu’ils ont plus ou moins opposé l’intuition à l’intelligence, on pouvait croire que nous appliquions la même méthode. Comme si leur intuition n’était pas une recherche immédiate de l’éternel ! … »  

[6]Gilles Deleuze - op. cit. p. 11 - rappelle comment « les différences de nature ou les articulations du réel sont des termes, et des thèmes constants dans la philosophie de Bergson » qui « aime à citer un texte de Platon, sur le découpage et le bon cuisinier. » (Phèdre, 265 e ; L’Evolution créatrice, p. 157)

[7]Physique, IV 11, 219 b, traduction de Jules Barthélemy Saint-Hilaire revue par P. Mathias, Leçons de Physique, Presse Pocket, 1990, p. 307

[8] Cette référence est par contre explicite dans la thèse latine Quid Aristoteles de loco senserit contemporaine de l’Essai. Bergson y suit pas à pas les analyses aristotéliciennes concernant le lieu et le vide précédant au livre IV de la Physique, l’étude du temps.

[9] En comprenant dans sa définition du mouvement non exclusivement, comme le fit la physique à la suite de Descartes, la translation ou mouvement selon le lieu, mais aussi, selon les catégories de la substance, de la quantité et de la qualité, la génération et la destruction, l’augmentation et la diminution, ainsi que l’altération, Aristote accordait à ces phénomènes une existence qui, pour ne pas être du même ordre que celle de l’effectif, « conte » cependant et a une effectivité que Bergson crut pouvoir défendre, à propos de l’idée de liberté, grâce à la durée distinguée de l’espace.

[10] Leçons de physique, p. 307  

[11] Si l’opposition autour de l'interprétation de la relativité pouvait trouver ici la résolution qu'elle appelle, alors  le chemin que nous avons suivi du côté de la philosophie rejoindrait la piste entrouverte par J.-M. Lévy-Leblond du côté de la physique. Le physicien clôt en effet la série de conférences sur « le temps et sa flèche » par ces lignes :

« Une piste possible pour une première et modeste approche qui resterait dans le cadre de la physique théorique conventionnelle, serait de prendre comme point de départ, non les notions de temps et d’espace, mais celles d’espace et de mouvement. En d'autres termes, au lieu de considérer le mouvement comme une modification spatiale au cours du temps, il s'agirait de construire le temps comme un descripteur du mouvement dans 1’espace, et de voir si une conceptualisation plus souple pourrait découler de ce point de vue. D’ailleurs, n’est-ce pas ainsi que l’on mesure effectivement le temps, par l'observation spatiale d'un mouvement ; déplacement simple (les aiguilles d'une montre), ou transformation complexe (les chiffres d'un affichage numérique) ? Après tout, on ne ferait ainsi que renouer avec Aristote, pour qui, comme il est bien connu, « le temps est le nombre du mouvement. » (Le temps et sa flèche, Flammarion, 1996, p. 281)

[12] Le jeune enfant se trouve naturellement en deçà de cette sclérose - ou « galvanisation » - de 1’expérience en idées reçues et communes.

[13] Comme on parle de l'espace et du temps pour ce faisant les disjoindre.

[14] Les vues perspectives se déploient de manière essentielle selon le temps. Si telle ou telle vue particulière et isolée semble avoir un sens immédiat - d’une manière qui n’est pas sans rappeler le rapport du signifiant au signifié -, c’est parce que nous privilégions naturellement le terme à l’expérience à travers laquelle il se « conte ». Nous reconnaissons sur ce point le lien aperçu du côté de Platon entre perspective et langage. Ici et là, prédomine le terme qui détermine le donné immédiat et vécu. Il nous faut donc considérer l’idée de perspective en conservant les deux dimensions relevées par ailleurs chez l’enfant, et comme en deçà de la perspective constituée avec le langage.

[15] Op. cit., p. 165.

[16] Op. cit., pp. 139-144.

[17] Le parallèle avec le peintre représentant les deux personnages, Jean et Jacques, était précédé d'une démonstration faisant intervenir Pierre et Paul :

« Ainsi, en résumé, tandis que le temps attribué par Pierre à son propre système est le temps par lui vécu, le temps que Pierre attribue au système de Paul n'est ni le temps vécu par Pierre, ni le temps vécu par Paul, ni un temps que Pierre conçoive comme vécu ou pouvant être vécu par Paul vivant et conscient. Qu'est-il donc, sinon une simple expression mathématique destinée à marquer que c'est le système de Pierre, et non pas le système de Paul, qui est pris pour système de référence ? » (Op. cit.,  p. 74) De même, nous lisons plus loin :

« [la « Relativité bilatérale », c'est-à-dire l'interprétation bergsonienne de la relativité] implique que la durée plus lente doit être attribuée par Pierre à Paul ou par Paul à Pierre, selon que Pierre ou Paul est référant, selon que Paul ou Pierre est référé. Leurs situations sont identiques ; ils vivent un seul et même Temps, mais ils s'attribuent réciproquement un Temps différent de celui-là et ils expriment ainsi selon les règles de la perspective, que la physique d'un observateur imaginaire en mouvement doit être la même que celle d'un observateur réel en repos... » (p. 80)

[18] «… la multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre. Il y a là, disions-nous, une multiplicité qualitative. Bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer deux conceptions, l’une qualitative et l'autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre » (op. cit., p. 90)  

[19] La proposition qui scandait Durée et simultanéité : « le mouvement étant réciproque, les deux personnages sont interchangeables » (p. 77) n'est ainsi que la reprise de celle qui concluait la démonstration des Données immédiates : « II faut bien que vous en preniez votre parti : Pierre et Paul sont une seule et même personne que vous appelez Pierre quand il agit et Paul quand vous récapitulez son histoire. » (p. 141)

  La notion d’indiscernabilité signale la parenté de la démarche bergsonienne avec celle de Leibniz. Elle évoque aussi pour nous un rapprochement possible avec la théorie quantique – en particulier sur la question du rapport entre l’onde et le corpuscule – dans laquelle Bergson, comme De Broglie quelques années plus tard, reconnut des résultats conformes à la philosophie de la durée.

[20] Op. cit., pp. 139-140.

[21] « ... le physicien relativiste se doit d'avoir constamment à l'esprit l'espace-temps dans sa totalité, c'est-à-dire tous les événements - de tous les lieux et de tous les temps - des origines à la fin du monde. Cela induit progressivement chez lui la propension à se faire une représentation statique de l'espace-temps, où celui-ci est développé dans toute son étendue spatiale et temporelle. Il raisonne et légifère comme si l'espace-temps était totalement développé, immobilisé, gelé. Le temps perd alors à ses yeux sa spécificité de grandeur en devenir puisque la relativité met sur un pied d'égalité la symétrie gauche-droite propre à l'espace et la symétrie passé-futur. C'est pourquoi on peut dire qu'elle « spatialise » le temps, dépouillant ce dernier de son caractère irréversible. Avec elle, le physicien, ne serait sa modestie naturelle, pourrait devenir une sorte de Dieu dissertant comme s'il œuvrait dans l'éternité. » (E. Klein, Le temps, Flammarion, 1995, pp. 50-51)

[22] A quelle raison se rattache la distinction faite par le dictionnaire à propos du verbe λογίζομαι - mais aussi des mots λογισμός, λογιστής, λογιστικός -, des deux sens « avec ou sans l’idée de nombre », celui du calcul, d’une part, et celui du raisonnement ou de la réflexion, d’autre part ? Comment comprendre, sans voir comme Heidegger dans le passage du grec au latin la perte ou l’oubli d’un sens originel, que ce soit le mot ratio issu du verbe reor, compter, qui ait justement traduit λόγoς ? Comment ne pas s’étonner enfin, de voir après quel détour le mot proportion qui se rattache à ratio via l’expression pro portione, « suivant son compte » - portio étant issu de p(r)or(a)tio(ne) -, en est venu à traduire la formule de La République ανά τόν αυτον λόγον (509 d) concernant le partage de la ligne? On peut d’ailleurs ici rapprocher le découpage du texte platonicien et son propos. Là où la tradition perpétue la division arbitraire - et non platonicienne - entre les livres VI et VII, il y a en effet une unité de construction forte et remarquable. Cette division traditionnelle, apparemment sans conséquences, révèle une interprétation de l’unité en jeu dans la continuité même du texte. Il peut paraître naturel en effet, de laisser d’un côté ce qui tourne autour d’une certaine proportion, et de l’autre son illustration imagée à travers un mythe. Ce qui semble aller si bien de soi recouvre en réalité un lien digne d’attention dans la mesure où autour du mot λόγος, le discours (518 c) allégorique de Socrate donne tout son sens à la proportion mathématique : le philosophe est en effet celui qui effectue pour lui-même et par le λόγος - la dialectique (διαλεκτική, 534 e) étant le terme visé par le discours socratique et la raison d’être des sciences propédeutiques parmi lesquelles celle du calcul (λογισμός, 522 c) est particulièrement propre à révéler la meilleure partie de l’âme, ou λογιστικόν -, le partage entre visible et intelligible. Pour comprendre ce lien, il nous faut dépasser, plus qu’une simple division entre textes, une division traditionnelle qui passe à travers le λόγος et distingue deux sens –  « avec ou sans, comme dit le dictionnaire, l’idée de nombre » - sans s’attacher à ce qui fondamentalement les unit. Division traditionnelle aveugle à l’équivocité de ce qui « conte », elle nous semble avoir été un obstacle à la compréhension de cette autre division, celle-ci platonicienne, celle de la ligne et de l’équivoque ανισατμηματα.

[23]N’étant que l’expression de la désunion fallacieuse que nous visons ici et du faux problème qu’elle engendre, le procès entourant l’interprétation de la relativité doit s’entendre de façon multiple : il s’agit tout autant du procès ouvert à l’encontre de Bergson avec la parution de Durée et simultanéité, que du procès de l’intelligence et de la science que développait la philosophie de la durée depuis les Données immédiates de la conscience (de celui-ci Bergson se défendait dans La pensée et le mouvant en accusant ses détracteurs d’une erreur de jugement : « Telle est la doctrine que certains avaient jugée attentatoire à la Science et à l’Intelligence. C’était une double erreur. Mais l’erreur était instructive, et il sera utile de l’analyser. », op. cit., p. 70). Mais il s’agit également du procès qui a entouré la question du mouvement de la Terre et a conduit G. Bruno au bûcher et Galilée devant le tribunal de l’Inquisition, procès qui s’est répété un siècle plus tard sous la forme, moins dramatique il est vrai, de la polémique entre Leibniz et Clarke.

[24] L'Evolution créatrice, p. 357  

[25] Dans La pensée et le mouvant, et s’opposant sur ce point une nouvelle fois à Kant, Bergson a cartographié le lieu de contact entre métaphysique et science en le situant sur cette frontière naturelle existant entre matière et esprit. Contre la conception traditionnelle selon laquelle la métaphysique seule atteindrait une connaissance «plus haute» alors que la science serait condamnée à la relativité, Bergson décrit cette frontière comme une ligne qu'il s'agit de comprendre non plus verticalement mais horizontalement. Science et métaphysique doivent être mises « au même niveau » car elles portent toutes deux « sur la réalité même », l'Absolu abordé par ses deux versants :

« Etablir entre la métaphysique et la science une différence de dignité, leur assigner le même objet, c'est-à-dire l'ensemble des choses, en stipulant que l'une le regardera d'en bas et l'autre d'en haut, c'est exclure l'aide mutuelle et le contrôle réciproque : la métaphysique est nécessairement alors - à moins de perdre tout contact avec le réel - un extrait condensé ou une extension hypothétique de la science. » (p. 44) De là ce credo bergsonien à propos du rapport entre métaphysique et science, qui résonne d'une étrange façon si on le rapporte à l'incompréhension rencontrée par Durée et simultanéité (cf. la note écrite dans le même essai - page 37 - à propos de la Relativité) :

« Laissez-leur, au contraire, des objets différents, à la science la matière et à la métaphysique l'esprit : comme l'esprit et la matière se touchent, métaphysique et science vont pouvoir, tout le long de leur surface commune, s'éprouver l'une l'autre, en attendant que le contact devienne fécondation. Les résultats obtenus des deux côtés devront se rejoindre, puisque la matière rejoint l'esprit. Si l'insertion n'est pas parfaite, ce sera qu'il y a quelque chose à redresser dans notre science, ou dans notre métaphysique, ou dans les deux. La métaphysique exercera ainsi, par sa partie périphérique, une influence salutaire sur la science. Inversement, la science communiquera à la métaphysique des habitudes de précision qui se propageront, chez celle-ci, de la périphérie au centre. Ne fût-ce que parce que ses extrémités devront s'appliquer exactement sur celles de la science positive, notre métaphysique sera celle du monde où nous vivons, et non pas de tous les mondes possibles. Elle étreindra des réalités. » (p. 44)

Parce que l'horizontalité est substituée à la verticalité, il s'agit encore de la ligne platonicienne ou de la perspective de l'Idée : l'étant y est considéré selon deux sens distincts et inverses car correspondant aux deux sens de parcours d'une seule et même ligne. Il nous apparaît maintenant qu'il y a bien, comme l'auteur de La pensée et le mouvant le pressentait, « quelque chose à redresser » dans le rapport entre science et métaphysique. Nous avancerons dans la voie ouverte par Bergson si nous conservons à la fois la verticalité de la conception traditionnelle et l'horizontalité qu'il lui opposait. Nous pouvons alors entendre l’ « inégale égalité » entre visible et intelligible, physique et philosophie, comme le dédoublement de la ligne qui les répartit de manière cruciale : tout en gardant un point de rencontre et des démarches complémentaires, physique et philosophie ne sauraient se limiter à une opposition, même si par ailleurs, autour de la référence à la perspective, leur confrontation en prend nécessairement l’apparence.

 

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  • : C’est donc sous l’avatar de l’arbre que je confierai désormais de nouvelles feuilles. Car y a-t-il ici quelque chose de « nouveau » ? Comme l’a écrit Francis Ponge, l’arbre qui s’évertue, incorrigible en cela, à produire encore et toujours de nouvelles feuilles, finit par voir sa limite dans l’inexorable répétition du Même, l’éternel retour de l’être et de son anéantissement. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. »
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