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13 avril 2013 6 13 /04 /avril /2013 08:04

b/ Le mouvement et son nombre

S'il n'a pu véritablement sortir de la ligne platonicienne, Bergson s'est toutefois efforcé d'ouvrir une autre voie. Le chemin qu'il a suivi, celui du temps, même s'il n'effectue pas cette sortie, l'indique. C'est pourquoi la confrontation avec la Relativité nous semble si importante. Durée et simultanéité nous montre le philosophe avancer dans une direction et s'y enfermer toujours un peu plus à chacun de ses mouvements, pour à la fin sembler s’immobiliser et abandonner la question. Pourtant l'indication demeure dans cet arrêt comme une forme vivante qui se serait peu à peu immobilisée ; elle demeure si nous essayons de reprendre à notre compte l'intention qui l'animait. La mise à l’écart du quatrième livre de Bergson nous a toujours semblée injuste et dommageable pour la compréhension de l’intégralité de l’œuvre bergsonienne. Il porte, en effet, au grand jour une confrontation essentielle avec non seulement la physique « classique » mais aussi avec la philosophie kantienne, confrontation qui avait débuté dès les Données immédiates de la conscience[1]. L'indication qu'il nous faut relever sous-tend l'intégralité de l’œuvre bergsonienne et ne fait qu'un avec l'intuition fondamentale de la durée. Les textes, les ouvrages sont là, mais notre propos concerne une indication à partir de laquelle nous devons nous orienter et qui, en tant que telle, ne peut se trouver dans ce seul corpus car elle renvoie toujours au-delà de la lettre qui l'exprime. Il nous faut donc continuer à situer le texte bergsonien dans le contexte de la physique et de son histoire, mais aussi dans celui de la philosophie. Alors peut-être, l'indication figée dans Durée et simultanéité et restée lettre morte, pourra-t-elle reprendre vie.

En examinant la thèse défendue par Bergson, il nous est apparu que l'idée de perspective prenait une place centrale sans pourtant faire l'objet d'une attention particulière. Or, s'il en est ainsi, c'est que la mise en avant de l'idée de perspective se situe dans la perspective de l'Idée. La référence au cinématographe chère à Bergson peut ainsi être lue comme une reprise du mythe de la caverne. C'est ici encore une imitation - et une limitation - que dénonce le philosophe, non plus certes de l'Être immobile ou de l'Idée, mais de la durée. Alors que pour la « philosophie des Idées » telle que la désigne Bergson dans L'Evolution créatrice (1907), le devenir n'est que «l'image mobile de l'éternité », pour la philosophie de la durée, c'est l'éternité qui figure comme l'image immobile et amoindrie du changement substantiel. Dans le dernier chapitre de L'Evolution créatrice, Bergson s’est lui-même situé par rapport à la philosophie platonicienne - celle-ci étant comme l’émanation du mécanisme cinématographique inhérent à l’entendement et au langage -, en lui opposant sa philosophie pour laquelle le devenir est la réalité, les formes ou Idées n’étant que des points de vue pris sur le mouvant par la pensée. De même que Platon opposait à l’homme prisonnier dans la caverne le philosophe capable d’inverser le regard habituel sur l’étant, Bergson oppose à la pensée reconstituant de manière illusoire le changement au moyen de concepts, une philosophie qui, par un effort de coïncidence, se place dans le changement même en dépassant les vues qui l’imitent. Nous n’avons fait qu’un premier pas en situant la philosophie bergsonienne par rapport à Platon, c’est maintenant l’idée de perspective et la sortie de la ligne qu’il nous faut rapporter à la question du temps. La position bergsonienne peut en effet être abordée d'un autre côté si nous considérons non plus l'ouvrage qui l'a opposée à la Relativité mais celui par lequel elle s'est d'abord fait entendre et imposée, l'Essai sur les données immédiates de la conscience. De ce côté, nous nous trouvons confrontés à la question du rapport entre le temps et le mouvement, le mouvement et son nombre.

Le deuxième chapitre des Données immédiates - « De la multiplicité des états de  conscience. L'idée de durée » - traite de la nature de la multiplicité propre au temps  en la distinguant de la multiplicité spatiale. Sans ce départ - qui est proprement celui de la philosophie bergsonienne -, on court le risque de se laisser prendre à des mirages en ne voyant pas la « part exacte du réel et de l'imaginaire ». La réalité est double, en effet, et selon un partage qui rappelle le partage cartésien entre res extensa et res cogitans, Bergson distingue une « extériorité sans succession » en dehors de nous et une « succession sans extériorité » au plus profond de nous. De ces deux réalités, naît un troisième terme, un mixte qui est le temps vulgaire conçu comme milieu homogène, cadre ou scène des phénomènes. Or ce temps est le fantôme du temps vrai, le produit imaginaire de l'entendement, l' « image symbolique de la durée réelle ». A la psychologie associationniste de son temps étudiée dans le premier chapitre, Bergson oppose une psychologie attentive à démêler « une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent » de la « durée homogène, symbole extensif de la  durée vraie ». Les « données immédiates de la conscience » permettent alors d'écarter « l'ombre du moi projetée dans l'espace homogène » et de saisir le moi profond et véritable. Tel est le thème central de la philosophie bergsonienne qui apparaît ici pour la première fois et que développera le troisième chapitre à propos de la question de la liberté. Il nous faut maintenant comprendre comment l'intuition de la durée a pu prendre naissance dans une analyse du nombre et la reconnaissance de deux types de multiplicités ; la confrontation avec la théorie de la Relativité nous apparaîtra alors comme inévitable et condamnée d'une certaine manière à l'impasse.



 


[1] Nous reprenons ici l’idée suggérée par G. Deleuze dans son livre Le bergsonisme (Quadrige/PUF, 1997, p. 31) : la confrontation avec la Relativité était en germe dès les Données immédiates à travers la distinction des deux types de multiplicités, distinction empruntée à Riemann et qui allait conduire du côté de la physique à la théorie de 1905. 

  Pour aborder les deux multiplicités telles que les présente Bergson, nous irons à rebours du chemin suivi par le philosophe. Nous partirons de l'exemple du cinématographe qu'il évoquera souvent par la suite pour illustrer sa thèse sur le temps. Cet exemple ne figure pas, en effet, dans le premier ouvrage de Bergson - la première projection publique eut lieu à Paris quelques années plus tard, le 28 décembre 1895 -, mais comme ce sera aussi le cas à propos de la Relativité, l'invention des frères Lumière appellera une attention toute particulière du philosophe. Comment en effet le cinématographe parvient-il à représenter la réalité en mouvement ? Ce procédé consiste à prendre des vues successives et très rapprochées pour ensuite, par un mécanisme chargé d'introduire un certain mouvement régulier, les faire défiler à la vitesse correspondant au mouvement original. Le mouvement est ainsi représenté grâce à la conjonction d'un grand nombre d'images et d'un mouvement de défilement. Il peut s'agir d'images photographiques mais tout aussi bien d'images dessinées ou peintes comme dans le cas du dessin dit « animé ». Quel est le point sur lequel va porter l'intérêt du philosophe ? Il s'agit de l'opposition entre la mobilité originale et vraie - c'est l'exemple choisi par Bergson dans L'Evolution créatrice, des soldats marchant au pas (Quadrige/PUF, 1991, p. 304) - et les images immobiles qui servent à la représenter. Une première manière d'imiter la marche consisterait à imprimer ce mouvement à des figurines articulées et à projeter « le tout sur l'écran ». Cet artifice qui donne à voir de manière exacte la forme, se révèle peu efficace pour rendre le mouvement. Considérablement perfectionné par le cinéma-tographe, il s'agit cependant d'une différence de degré plutôt que de nature, différence analogue à celle qui sépare la science antique et la science moderne. Ici et là, c’est le même mécanisme cinématographique qui atteint avec la seconde une précision nouvelle du fait qu'il prend en compte le mouvement, non plus selon des moments privilégiés, mais « à n'importe quel moment ». Ainsi par exemple dans l'étude du galop du cheval, à l'attitude unique fixée par la sculpture antique correspond avec une plus grande précision sa transcription cinématographique. Mais la série d'images que met en mouvement le cinématographe peut bien représenter de manière étonnamment fidèle le mouvement, il ne s'agit encore que d'une imitation. Comme Platon à propos des représentations picturales de son temps, Bergson dénonce un artifice reposant sur une disposition de notre nature impropre à saisir la réalité véritable. De sorte que la référence au cinématographe à l'aube du XXème siècle, est comme la reprise de la mise en garde platonicienne vis-à-vis de la skiagraphia : la salle de cinéma avec les spectateurs tournés vers un écran sur lequel sont projetés des ombres animées, est l'avatar moderne de la caverne dépeinte par Platon au livre VII de La République. Ici et là, l'idée de perspective est dévalorisée car elle est origine d'illusion, non de vérité. Le cinématographe, et de façon générale le processus de la connaissance, traduit la durée dans la perspective du temps spatialisé, projette le temps vrai sur l'espace. Afin de préciser le rapport entre la perspective comprise à la lumière de l'Idée et le temps, il nous faut maintenant examiner comment l'analyse bergsonienne du cinématographe et celle du nombre s'éclairent mutuellement.

Imaginons un dessinateur voulant créer un dessin animé dans lequel figure un  cheval au galop. Il a dessiné pour cela celui-ci à différents moments de sa course et  ces différentes vues, suffisamment rapprochées pour que l'œil ait l'impression du  mouvement de l'animal lui-même, forment une multiplicité. Le même cheval est ainsi multiplié par la série de ses attitudes successives pour obtenir avec suffisamment de précision l'imitation du mouvement. Or ces dessins disposés avec ordre sur le bureau sont brusquement dispersés par un simple courant d'air. Les voilà à terre, et si une personne ne connaissant pas le dessein initial qui les reliait, entre alors et les voit ainsi, elle jugera qu'il s'agit d'une multitude de chevaux tous différents courant d'un même mouvement... On pourrait également invoquer l'exemple de jeunes enfants. Lisons-leur en effet un conte illustré comme celui du Petit Chaperon Rouge. L'histoire se déroule au fil des pages et les tient en haleine. Mais voilà qu'au détour d'une double page un enfant relève la présence de deux loups et non plus d'un seul, et c'est le fil de l'histoire qui paraît se rompre...

Il semble que nous soyons là - selon que l'on considère la multiplicité d'une collection ou celle d'une série - en présence de deux sens du nombre. Alors que la collection demande à être rassemblée, recueillie dans un sens quelconque pourvu que les éléments multiples soient tenus ensemble, et pour ainsi dire simultanément, la série offre une multiplicité qui doit être accueillie telle qu'elle se présente, c’est-à-dire dans sa succession ; sans une ouverture à ce déroulement et une certaine passivité, puisqu'il faut bien laisser l'histoire se dérouler, ou bien comme dit Bergson, « atten-dre que le sucre fonde », c'est le sens du passage qui disparaît, se dissout, s'envole. Ces deux sens tiennent ainsi à la manière dont le sens, ou l'ordre, se rapporte au nombre. Ou bien l'ordre est pour ainsi dire joint à la multiplicité de l'extérieur, et sert à la nombrer, ou bien il est constitutif de la multiplicité, intérieur, et c'est la multiplicité elle-même qui le donne et ne peut en être séparée sous peine de s'éparpiller comme les perles d'un collier.

Si je considère les chevaux dispersés, il n'est pas nécessaire que je suive un ordre particulier pour les compter. Quand je considère un élément, je le reconnais comme correspondant au concept de cheval sans m'attacher aux différences individuelles qu'il peut présenter par rapport aux autres. A l’aide de la comptine numérique, je lui attribue un nombre pour passer au suivant en n'attachant pas plus d'importance à ce qui de même le différenciera de celui qui le suit : ce qui compte, c'est la recon-naissance d'un certain concept et l’attribution d'une place sur l’échelle numérique. Pourtant dira-t-on, il y a bien ici un ordre ; deux succède à un et précède trois... Mais c'est qu'il s'agit d'un ordre abstrait nullement attaché à la présentation singulière de chaque élément. Un ordre est bien suivi puisque je compte, mais il est totalement séparé des éléments comptés. Je peux d'ailleurs me tromper dans mon compte ou vouloir le vérifier, je peux alors choisir un autre ordre, puis encore un autre. J'arriverai ainsi au même résultat en ayant suivi des ordres différents car indifférents aux éléments nombrés. C'est que justement ici l’ordre qui me sert à compter ne compte pas comme tel ou tel, il n'est qu'un artifice extérieur me permettant de construire cette autre classe d'équivalence, cet autre concept qu'est le nombre de la collection.

Tout autre est le nombre à propos de la série comme dans le cas des images ordonnées sur le bureau ou dans le conte. Ici je dois accueillir la multiplicité avec son ordre propre. Quand l'enfant compte les loups en distinguant le loup frappant à la porte de cet autre qui mange la grand-mère, il est sorti de l'histoire et en a cassé, au moins pour un instant, le fil. De même, le cheval qui lève les pattes antérieures n'est pas un autre cheval que celui qui les pose pour lever les pattes postérieures. Il s'agit du même cheval, comme il s'agit du même loup, mais à des moments différents, ou maintenants, du temps. Car tel est bien le fil qui maintient les différentes images dans le sens de l'histoire, fil si ténu[1] qu'un simple courant d'air comme un moment de distraction ou d’impatience, suffit à rompre. La notion de nombre est ici bien présente, une multiplicité est reconnue, mais de manière seconde ou implicite ; lui est constitutif celle d'ordre ou d'orientation. Quand je vois les différentes positions du cheval, je ne les compte pas expressément, je m’en laisse plutôt conté… Je reste attaché à ce qui le rend particulier, je le suis au fil du temps ; et pourvu que je lui accorde une certaine existence - fût-elle imaginaire -, c’est pour ainsi dire le cheval qui compte sur moi, sur mon temps, s’anime

On peut donc distinguer deux aspects du nombre ou de la multiplicité. L'aspect de la collection selon lequel la notion d'ordre est présente mais comme au second plan ; celui de la série pour lequel c'est l'ordre même qui est premier et pour ainsi dire si proche qu'il n'est pas vu en tant que tel. Nous avons affaire ici à un phénomène analogue à celui dans lequel une forme dessinée sur un fond indistinct apparaît au détriment d'une autre, et vice versa. De même qu'une forme n'a pas plus de réalité que l'autre mais au contraire forme un tout avec elle, le nombre-collection et le nombre-série offrent les deux aspects d'un seul et même phénomène. Il y a ici deux types de multiplicités selon que l'on considère des images différentes d'un même concept, ou des images différentes d'un même objet donné dans l'intuition. Mais le mot image a-t-il le même sens ici et là ? Dans le cas de la collection, les images sont des images différentes car correspondant à des exemplaires différents d'un même concept ; et ce sont ces différences que je compte pour obtenir le nombre. A la limite, pour le calcul, il est indifférent qu'il s'agisse d'images ou d'exemplaires réels. Il n'y a en fin de compte que des éléments réels et séparés. Dans le cas de la série, les chevaux ordonnés selon le mouvement de la course, les attitudes successives sont rapportées à un même et unique exemplaire, elles en sont les images dans le temps. Les vues sont ici de manière essentielle les images de l'exemplaire effectif que je suis dans le temps. Si bien que ce que suggère l'exemple du cinématographe, c'est que la question du nombre associée à celle du mouvement évoque ces deux sens que le mathématicien distingue en parlant des nombres « réels» et des nombres « imaginaires ». Tel est le point que nous allons maintenant confron-ter avec l'interprétation bergsonienne.

En opposition à la thèse kantienne, le deuxième chapitre des Données immédiates part d'une analyse du nombre qui l'associe prioritairement, non pas au temps, mais à l'espace. Vient ensuite la présentation de deux types de multiplicités : celle des objets matériels qu'accompagne la conception de l'espace comme milieu homogène, et celle des faits de conscience ou « multiplicité de la durée ». Cette dernière peut certes se prêter au nombre mais improprement ; il s'agit en effet, d'une « représentation symbolique où intervient l'espace » qui altère les conditions mêmes de la perception interne du moi comme de la perception externe du mouvement. Là où nous avons distingué le nombre-collection du nombre-série, Bergson s'est efforcé d'opposer le mouvement se faisant, s'effectuant, en deçà de toute représentation, et le mouvement effectué, représenté naturellement selon un mécanisme analogue à celui du cinématographe. Or dans cette opposition, le nombre-série est réduit au nombre-collection. II s'agit d'une image où se mêlent, non plus comme chez Platon l'être intelligible et le non-être sensible, mais la durée et l’espace qui sert à la nombrer, à l'ordonner[2]. Il est un artifice, un symbole dont il faut se détourner par une véritable conversion. La durée à laquelle le philosophe peut ainsi accéder par intuition est le temps substantiel, le nombre-série en est une ombre[3], la traduction et l'altération au moyen de cette entité opposée qu'est l'espace.

 

Dans l'analyse des deux multiplicités à laquelle nous a conduits l'interprétation   bergsonienne du mouvement, nous nous sommes gardés de l'ontologie - la   perspective de l'Idée - qui l'accompagne. A propos des multiplicités de la série et de   la collection, nous n'avons pas cherché ce qui avait le plus d'être. Il n'y a pas pour   nous un seul sens d'être distribué selon le rapport de l'image à l'original, ou à   l'effectif. Ces deux aspects nous sont apparus au contraire comme deux dimensions   d'égale importance et complémentaires permettant de décrire la réalité. La dimension temporelle peut bien apparaître comme une quatrième dimension, il ne s’agit pas d’une dimension spatiale supplémentaire et artificielle[4], mais d’une dimension autre qui trouve son expression mathématique dans la distinction des nombres réels et des nombres imaginaires. La philosophie de la durée s’oppose donc à la Relativité, non seulement avec Durée et simultanéité mais aussi, et plus fondamentalement encore, avec l'Essai sur les données immédiates de la conscience dont l’analyse du nombre constitue les fondations[5]. Dès ce premier pas en effet, le rapport entre l’espace et le temps est interprété selon une différence d’être opposant de manière logique, réel et imaginaire, vrai et fictif. Ainsi dans la série temporelle, Bergson dénonce les éléments durcis et étrangers à la durée mouvante que sont les images et les traductions spatiales. Comme Platon, il nous invite à nous détourner de l’ombre pour nous retourner vers l’Être véritable dont nous provenons. Et s’il s’agit désormais de considérer toutes choses, non plus sub specie aeternitatis mais sub specie durationis, c’est que son opposition à Platon le situe encore dans la même perspective.

Or le temps dans lequel nous vivons et qui se déploie spécifiquement selon le nombre-série, doit-il être rapporté à la durée comme l’image à l’original ? Si nous prenons conscience de ce qui maintient l’analyse bergsonienne dans la ligne platonicienne et si nous voulons véritablement garder l’intention qui l’animait, il nous faut regarder autrement la distinction qu’il n’a eu de cesse de défendre. Pour Bergson la série ne fournit que des images, des arrêts ou immobilités, traduisant artificiellement le mouvement et la mobilité substantielle de la durée. Abandonnons la perspective de l’Idée, il nous reste deux types de multiplicités irréductibles l’une à l’autre et pourtant inséparables : la multiplicité de la collection qui correspond à l’espace, à ce qui permet de nombrer, ou de compter ; la multiplicité de la série qui correspond au temps, à ce qui dans le mouvement est nombré, ou conté. Ce n’est plus alors la durée, considérée comme l’original du temps vulgaire, qui est radicalement différente de l’espace, c’est le temps lui-même. Mais il faut pour cela comprendre comment espace et temps, mais aussi nombre-collection et nombre-série, se tiennent ensemble et constituent un seul et même « conte »[6].

                                                                                 Dunkerque, Pâques 2001



[1] Ce mot est d’ailleurs, via le latin tendere, de la famille, non seulement des mots attente et intention, mais aussi, via le verbe tenere enveloppant l’idée de continuité et de durée, des mots tenir et maintenir. Le registre sémantique de tendere nous semble ainsi plus riche que celui de durare choisi par Bergson, ce dernier mot contredisant dans un sens l’évocation si chère au philosophe de ce qui est essentiellement mouvant et fluide, hors des formes sclérosées et durcies de la pensée et du langage (Il est vrai que Bergson précisera et enrichira, dès son deuxième livre, l’idée de durée en la conjuguant sous les modes opposés et complémentaires de la tension et de l’extension). Avec tendere et tenere, nous pouvons en particulier rester au plus près de ce qui est tendu et dirigé vers quelque chose, idée par ailleurs contenue dans le mot perspective, non seulement quand il s’agit de perspective au sens courant, c’est-à-dire selon l’espace, mais aussi quand on parle par exemple de « perspective d’avenir », c’est-à-dire selon le temps.

[2] « L'idée d'une série réversible dans la durée, ou même simplement d'un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l'espace, et ne saurait être employée à le définir. » (Essai sur les données immédiates de la conscience, Quadrige/PUF, 1982, p. 76)   

[3]Cette image de l'ombre figure d'ailleurs dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience :

 « Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative ; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et   organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c'est-à-dire de l'ombre du moi projetée   dans l'espace homogène. La conscience, tourmentée d'un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n'aperçoit la réalité qu'à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental. » (op. cit., p. 95)

   Nous la trouvons également dans La pensée et le mouvant lorsque Bergson entreprend d'illustrer ce qu'il   appelle « le mouvement rétrograde de la vérité » :

« Notre appréciation des hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu'exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s'accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. » (op. cit., p. 14)

   C'est encore le même thème dans Le possible et le réel, mais Bergson emploie cette image du point de vue de Platon, pour expliquer comment les "anciens", "plus ou moins platoniciens", n'ont pas su admettre que "c'est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel" :

« Mais la vérité est que la philosophie n'a jamais franchement admis cette création continue d'imprévisible nouveauté. Les anciens y répugnaient déjà, parce que, plus ou moins platoniciens, ils se figuraient que l'Être était donné une fois pour toutes, complet et parfait, dans l'immuable système des Idées : le monde qui se déroule à nos yeux ne pouvait donc rien y ajouter ; il n'était au contraire que diminution ou dégradation ; ses états successifs mesuraient l'écart croissant ou décroissant entre ce qu'il est, ombre projetée dans le temps, et ce qu'il devrait être, Idée assise dans l'éternité ; ils dessineraient les variations d'un déficit, la forme changeante d'un vide. C'est le Temps qui aurait tout gâté. » (Essai publié dans la revue suédoise Nordisk Tidskrift en novembre 1930 puis dans le recueil La pensée et le mouvant ; op. cit., p. 115)

[4] La critique formulée sur ce point dans Durée et simultanéité était déjà exprimée dans les Données immédiates. La succession sous laquelle nous apparaissent les phénomènes extérieurs est obtenue par la rencontre de deux  ordres de la réalité, une « extériorité sans succession » en dehors de nous, une « succession sans extériorité » au  plus profond de nous. Cette rencontre donne naissance au temps homogène « quatrième dimension de l'espace »  (p. 81), fil le long duquel nous comptons et alignons des simultanéités. « La durée prend ainsi la forme illusoire  d'un milieu homogène, et le trait d'union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu'on  pourrait définir l'intersection du temps avec l'espace. » (p. 82)  

[5]L’œuvre bergsonienne s’est érigée sur la base de ces concepts fondamentaux communs à la science et à la philosophie que sont l’espace et le temps, concepts dont la science allait de son côté, quelques années plus tard, renouveler le rapport.

[6] Le mot « conte » est ici orthographié selon l'ancien français. Jusqu'au XVème siècle en effet, il n'existait que cette seule graphie issue du latin computare : « calculer ». Référée à l'activité intellectuelle ou à son résultat, le mot avait le sens d' « estimation» (mesure, taille), d' « explication » (raison), ou de « montant » (somme). Référée au domaine de la narration, le mot avait le sens d' « énumération » (énumérer des actions), de « récit ». C'est à partir du XVème siècle que cet ensemble de significations se différencie en deux paradigmes portés par deux graphies : [narration] : cont- (conte, conter, conteur, raconter...), [autres références] : compt- (compter, compteur, décompter...) ; compt- a ainsi été distingué de cont- par une divergence graphique qui se rattache directement au verbe computare.

La proximité des deux sens se retrouve en allemand (zählen, compter et erzählen, conter) et en italien (contare, raccontare). L'anglais utilise le verbe to tell pour : «  dire quelque chose, apprendre » / « parler de quelque chose » / « discerner, reconnaître » / « ordonner, dire à quelqu'un de faire quelque chose » / « révéler quelque chose »..., mais un usage ancien lui associe le sens de compter : to tell one's beads (égrener son chapelet) / all told (tout compte fait, au total). De plus teller désigne aussi bien le conteur que le guichetier de banque ou la personne chargée de compter les votes (on trouve en allemand les deux mots Erzähler et Zähler). Enfin l'anglais account, comme l'ancien français aconte, désigne aussi bien « calcul, compte », que « récit, exposé ».

        Si la proximité de ces mots jumeaux n'est pas propre à notre langue, l'ancien français indique ainsi avec l'idée de nombre un double sens dissocié au cours de l'histoire par l'usage et l'orthographe.

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