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24 novembre 2012 6 24 /11 /novembre /2012 07:45

2 / De Galilée à Newton

Que devient en effet la perspectivité du mouvement dans l’œuvre newtonienne ? Est­elle abolie ou simplement recouverte ? Nous chercherons la réponse en nous appliquant maintenant à comprendre comment Newton établit la prédominance de l'inertie sur la relativité. Nous avons déjà indiqué la dissymétrie entre l'idée d'inertie et celle de relativité instituée dans les Principia Mathematica par l'écart séparant la première loi du mouvement, ou loi d'inertie, et le corollaire V. Il s'agit maintenant d'entendre le lien qui existe entre cette dissymétrie et la distinction fondamentale du relatif et de l'absolu exposée dans les « Définitions » qui précèdent le chapitre « Axiomes ou Lois du mouve­ment », et plus précisément dans le scholie final :

 

« J’ai cru bon, jusqu’à présent, d’expliquer des termes assez peu connus, et de montrer en quel sens on doit les prendre. Or, le temps, l’espace, le lieu et le mouvement sont très connus de tous. Pourtant, il faut remarquer que l’on ne conçoit, communément, ces quantités qu’en relation à des choses sensibles. Il vient de cette façon de penser certains préjugés, pour la suppression desquels il convient de distinguer ces quantités en absolues et relatives, vraies et apparentes, mathématiques et vulgaires.

 

I – Le temps absolu, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, en lui-même et de par sa nature[1] coule uniformément ; on l’appelle aussi « durée ». Le temps relatif, apparent et vulgaire est toute mesure sensible et externe – qui est précise ou non – de la durée et dont on se sert couramment à la place du temps vrai. Tels sont l’heure, le jour, le mois, l’année.

 

II – L’espace absolu, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, de par sa nature demeure toujours semblable et immobile. L’espace relatif est toute mesure ou dimension mobile de cet espace, qui est définie d’une manière sensible par sa situation à l’égard des corps et que l’on prend couramment pour l’espace immobile : telle, par exemple, la dimension de l’espace souterrain, aérien ou céleste, définie par sa situation à l’égard de la Terre. L’espace absolu et l’espace relatif ont toujours même « species » et même grandeur, mais ne sont pas toujours en nombre égal. Car, si par exemple la Terre se meut, l’espace de notre air qui demeure toujours le même relativement à la Terre, sera tantôt une partie de l’espace absolu où l’air circule, tantôt une autre ; et ainsi, absolument parlant, il changera sans cesse de lieu absolu.

 

III  – Le lieu est une partie de l’espace que le corps occupe et il est relatif ou absolu, comme l'espace. « Partie » de l'espace, dis-je, et non « situation » ou « superficie » qui entoure le corps. Car les lieux de solides égaux sont toujours égaux. Au contraire, les superficies sont des plus inégales en raison de la dissimilitude des figures de ces corps. Quant aux situations, on ne peut leur appliquer de quantité, à proprement parler, car ce sont moins des lieux que des affections de lieux. En effet, la quantité de mouvement d'un tout est la somme des quantités de mouvement qui la composent, ce qui revient à dire qu'un transfert d'un tout loin de son lieu est la somme des transferts de ses parties loin de leurs lieux ; et ainsi, le lieu qu'occupe un tout est égal à la somme des lieux qu'occupe chacune de ses parties ; et il est, pour cette raison, à l'intérieur du corps et du corps tout entier.

 

IV - Le mouvement absolu est le transfert d'un corps d'un lieu absolu à un lieu absolu, et le mouvement relatif, d'un lieu relatif à un lieu relatif... »  (De Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, traduc-tion établie par Marie-Françoise Biarnais, Christian Bourgois Editeur, 1985, pp. 30-31)

 

  La différence dans la façon d'appréhender et de définir le mouvement est fondamentale. Là où Galilée laissait paraître l'équivalence, voire l'ambiguïté pour le mouvement comme pour la « vertu imprimée », entre existence, effectivité et non-existence, Newton cherche à déjouer « certains préjugés » d'une conception commune ou « vulgaire » et prend soin de distinguer soigneusement deux aspects : il faut séparer ce qui est effectif, vrai, réel, absolu de ce qui n'est que fictif, apparent, relatif. Au décalage logique entre inertie et relativité correspond le décalage ontologique ou métaphysique du relatif et de l'absolu, de l'apparent et du réel, du fictif et de l'effectif. Après cette mise en garde clôturant ses définitions, Newton pose à la première place des lois du mouvement, le principe d'inertie en proposant un critère physique pour distinguer ces deux plans : la force, ce qui est proprement l’ « effectif » et cause du mouvement :   

     

« Les causes qui font distinguer l'un de l'autre le mouvement vrai du relatif sont les forces imprimées aux corps pour générer le mouvement. Le mouvement vrai d'un corps n'est ni produit ni changé [c'est le mouvement « inertiel » cf. Loi I], si ce n'est par les forces imprimées à ce corps qui lui-même est en mouvement [forces qui génèrent un changement de mouvement que décrit la Loi II] (....)

« Les effets par lesquels on distingue l'un de l'autre le mouvement absolu du relatif sont les forces qui font s'éloigner des corps d'un axe de mouvement circulaire [cf. l'expérience du seau]... (PM, p. 35)

 

   Il importe de comprendre le lien entre la différence relatif-absolu et la différence relativité-inertie. Ainsi, la première loi ne prend son sens que vis-à-vis de l'espace absolu :

 

« L'espace absolu se présente ainsi comme un cas limite, asymptotique, comme un système d'inertie idéal. Comme l'a écrit Euler, « l'espace absolu est le garant de la validité du principe d'inertie. » (S. Mavridès, La relativité, P.U.F., 1988, p. 11)

 

Si la mise en avant logique du principe d'inertie n'a de sens qu'à partir de la définition et la supposition de l'espace absolu, inversement, l'espace absolu - comme le temps  absolu - n'a de sens que par la mise en avant de l'inertie par rapport à la relativité. C'est ce lien que brisera la Relativité générale en conduisant à son terme le rejet du mouvement absolu amorcé avec la Relativité restreinte. Mais on peut alors se demander quel sens il y a, pour définir et désigner la théorie d'Einstein, à conserver la distinction relatif-absolu sur laquelle la théorie newtonienne semble avoir été échafaudée. Avant de répondre à cette question, et comprendre comment la lecture du Dialogue peut nous y aider, il nous faut déterminer plus précisément le devenir de la perspectivité du mouvement de Galilée à Newton.

 

  Qu'y a-t-il donc de changer dans les Principia par rapport à la définition galiléenne du Dialogue ? Considérons une nouvelle fois l'exemple du navire avec tous les objets ou petits animaux qu'il emporte ; Galilée maintenait dans sa définition, l'équivalence entre « le mouvement qui est comme nul » et « le mouvement qui opère » : on peut affirmer que du point de vue interne au navire, celui des objets qui lui sont solidaires et qu'il emporte, le mouvement du navire est nul, inexistant, et affirmer, en même temps, que du point de vue externe, respectivement aux corps qui ne partagent pas sa course, le mouvement du navire existe, opère. Newton rompt cette équivalence en privilégiant le point de vue externe de l'efficience, de l'opération, qu'il porte par sa loi de l'inertie sur le référentiel ultime de l'immobilité, l'espace absolu. Là où Galilée considérait et définissait le mouvement d'un corps respectivement à un autre corps, qu'il partage ou non ce mouvement, Newton prend soin, comme il le note dans le scholie final de ses définitions, d'écarter la conception commune qui met en relation « temps, espace, lieu et mouvement », « à des choses sensibles ». Il y a désormais le mouvement relatif tel qu'il peut être référé de façon multiple selon tel ou tel système matériel, et le mouvement absolu, unique, car référé selon cet espace immatériel qui, ne partageant aucun mouvement, est absolument immobile.

  Le mouvement galiléen, traduit dans la terminologie de Newton, est toujours relatif ; même quand Sagredo parle du mouvement « véritable » de la plume – « tout le mouvement véritable, réel et essentiel de la plume n'aurait été qu'une ligne très longue mais toute simple » (cf. supra, p. 38, le « remarquable exemple de Sagredo pour montrer l'absence d'opération du mouvement commun ») -, c'est encore par rapport à la côte, c'est-à-dire un système matériel « défini d'une manière sensible par sa situation à l'égard des corps ».[2] Derrière tout lieu relatif, c'est-à-dire relatif à des corps sensibles et matériels, il convient de concevoir au contraire, selon Newton, le lieu absolu, derrière tout mouvement relatif, le mouvement absolu :

 

«  Certes, il est très difficile de connaître les vrais mouvements de tous les corps et de les distinguer actuellement de leurs mouvements apparents : car, les parties de l'espace immobile où les corps ont leurs mouvements vrais ne tombent pas sous nos sens. Pourtant, cette cause n'est pas entièrement perdue. Car on peut, pour la défendre, se servir tant des mouvements apparents qui sont les différences de mouvements vrais que des forces qui sont les causes et les effets des mouvements vrais... » (PM, p. 38)

 

  Newton abstrait, dans le sens de l’espace, le mouvement de tel ou tel corps « pris comme immobile », référence relative, pour le rapporter, comme à l'infini - ou horizon - de la mobilité, au seul point de vue vrai, l'espace absolu. Le repos du navire par rapport aux choses qu'il emporte est relatif, tout comme le mouvement du navire par rapport à la côte ; l'équivalence paradoxale du mouvement « qui est comme nul » et du mouvement « qui opère », équivalence de deux mouvements relatifs, est passée sous silence, ou plutôt traduite : le mouvement relatif du navire qui est comme nul, l'idée de relativité (selon le point de vue interne au navire) qui se lit chez Newton dans le corollaire V, laisse le pas sur le seul mouvement qui compte et opère vraiment, le mouvement absolu du navire rapporté de façon externe, suivant le point de vue inertiel, à l'espace absolument immobile. Il est vrai que ce qui importe pour Newton en 1687, ce n'est plus la question longtemps débattue du mouvement de la Terre par rapport au Soleil, pour laquelle Giordano Bruno avait été brûlé vif en 1600, et Galilée condamné en 1633 à « abjurer, maudire et détester » devant les juges de la « Sainte Inquisition » les « erreurs et hérésies » contraires à l'Église ; il s'agit de régir un domaine désormais conquis et de donner une explication causale au « système du monde ».

  Si nous voulons donc considérer ce qui change de Galilée à Newton, il faut peut-être renverser l'objection faite à Galilée d'avoir manquer - contrairement à Descartes et Newton - la formulation moderne du principe d'inertie : le manque, ou le préjugé, n'est peut-être pas là où on le croit. Il y a peut-être à la naissance de la physique moderne, de la mécanique en particulier, une formulation que la tradition a ensuite manquée, ou masquée. C'est cette formulation que nous avons désignée par le terme de perspectivité pour tenter, d'une part, de considérer l'originalité de l'idée de perspective dans ce qui deviendra le concept de référentiel et, d'autre part, exprimer l'équivalence, ou la symétrie, entre relativité et inertie. Ce terme va prendre maintenant une détermination nouvelle si on examine d'un peu plus près la formulation newtonienne inscrite dans le cadre du relatif et de l'absolu.

Considérons donc un même phénomène, celui de la pierre lâchée du haut du mât d'un navire, non plus selon l'écart qui séparait Galilée des péripatéticiens, mais selon celui qui le sépare maintenant de Newton. Nous prendrons comme exemple l’ « effet merveilleux » que Sagredo expose après avoir entendu la longue discussion entre Salviati et Simplicio sur l'existence de la « vertu imprimée » :

 

SAGREDO : « S'il est vrai que l'élan du navire en mouvement reste imprimé de façon indélébile dans la pierre après qu'elle s'est séparée du mât, s'il est vrai que ce mouvement n'empêche ni ne retarde le mouvement rectiligne vers le bas, qui est naturel à la pierre, il en découle nécessairement un effet merveilleux dans la nature. Supposons que le navire soit immobile et que la chute d'une pierre de la tête du mât dure deux battements de pouls ; supposons qu'ensuite, le navire s'étant mis en mouvement, du même endroit, on laisse tomber la même pierre ; étant donné ce qu'on a dit, il lui faudra deux battements de pouls pour arriver en bas, mais, pendant ce temps, le navire aura parcouru par exemple vingt coudées : le mouvement de la pierre aura donc suivi en réalité une ligne transversale, bien plus longue que la première ligne droite et verticale, qui n'avait que la longueur du mât, et pourtant la boule l'aura parcourue dans le même temps. Si à nouveau on suppose le mouvement du navire bien plus accéléré, la pierre dans sa chute devra parcourir une transversale plus longue encore que la précédente ; bref, augmentons autant qu'on le voudra la vitesse du navire, la pierre en tombant décrira des transversales toujours plus longues, et pourtant elle les parcourra toutes dans les mêmes deux battements de pouls. Supposons pareillement qu'avec une couleuvrine posée à plat, du faîte d'une tour, on tire à l'horizontale [di punto bianco], autrement dit parallèlement à l'horizon : quelle que soit la charge, grande ou petite, qu'on met dans le canon, pour que le boulet aille tomber à mille, quatre mille, six mille ou dix mille coudées, tous les tirs dureront le même temps, à savoir un temps égal à celui que mettrait le boulet pour aller de la bouche du canon jusqu'au sol, si on le laisser tomber simplement à la verticale sans autre impulsion. Chose merveilleuse, semble-t-il : dans le même temps, très bref, le temps de chute à l'aplomb jusqu'au sol, d'une hauteur, par exemple, de cent coudées, le boulet, projeté par le feu, peut parcourir quatre cents, mille, quatre mille ou dix mile coudées, et, dans tous ces tirs à l'horizontale, rester toujours en l'air pendant des temps égaux. (« Phénomène merveilleux dans le mouvement des projectiles », D, p. 176)

 

En quoi consiste donc cet « effet merveilleux » que reconnaît aussitôt Salviati ? En cela que la pierre qui tombe en deux battements de pouls respectivement au navire en parcourant une ligne égale à la hauteur du mât - c'est le point de vue interne, celui du « mouvement qui est comme nul » - parcourt, dans le même temps, des lignes beaucoup plus longues quand elle est vue de la côte pour des vitesses différentes du navire - point de vue externe, celui du mouvement qui opère ou point de vue inertiel. L'effet merveilleux repose sur la correspondance étonnante pour Sagredo, de la ligne verticale et des lignes transversales plus longues vues de la côte. Nous retrouvons ici sous une autre forme, car elle met en avant des considérations d'espace et de temps, l'équivalence paradoxale du mouvement qui est comme nul (aspect relativiste) et du mouvement qui opère (aspect inertiel). Quelle est donc cette correspondance évoquée par le texte galiléen ? Existe-t-elle encore avec la formulation newtonienne, si oui sous quelle forme ?

On pourrait modifier quelque peu l'exemple de Galilée en considérant la pierre restant posée en haut du mât pendant deux battements de pouls ; n'en demeurerait pas moins l' « effet merveilleux » de la correspondance entre le point, qui représenterait le repos de la pierre vue du navire, et les lignes de plus en plus longues représentant les trajectoires vues de la côte dans le même temps. Si bien que cette correspondance pourrait être exprimée par le schéma suivant :

 

Point représentant le repos de la pierre vue du navire

 

Lignes représentant les espaces parcourus par la pierre vue de la côte, selon des vitesses plus ou moins grandes du navire

                                                              

 

Apparaît ainsi une nouvelle expression de l'idée de perspective pourvu que l'on reconnaisse l'analogie entre perspective et projection. Mais il nous faut encore préciser la manière dont se fait cet appariement des trajectoires en comprenant pourquoi il est important qu'elles soient décrites dans le même temps.

  Comme le signale F. Balibar, l'idée de relativité mise à jour par Galilée comprend implicitement, en opposition avec la conception aristotélicienne du mouvement déterminé par le lieu, le temps comme la variable essentielle du mouvement :

 

« Revenons maintenant à l'exemple d'expérience par la pensée de la pierre qui tombe du haut du mât d'un navire. Suivons le chemin de la simplicité, tracé par le principe de relativité ; nous allons voir qu'il nous mène à la mathématisation. Selon ce principe, le mouvement de chute de la pierre ne doit pas être affecté par le mouvement uniforme qu'elle partage avec le navire ; ceci doit être vrai en tous les points du chemin, à chaque instant. A chaque instant, donc, la pierre est à la verticale du pied du mât (tout comme si le bateau ne bougeait pas) ; elle l'est, en particulier, à la fin de sa chute et touche donc le pont du navire au pied du mât.

Si nous avons souligné les mots « à chaque instant », c'est que tout se joue dans la nécessité de ce « à chaque instant », nécessité qui s'impose dès lors que l'on veut respecter le principe de relativité. (...)

Il n'y paraît peut-être pas, mais le progrès ainsi accompli est considérable. D'une part, le temps (et non l'espace) apparaît comme la véritable variable du mouvement, celle selon laquelle le mouvement se déroule (en opposition évidemment avec l'idée aristotélicienne d'un mouvement déterminé par le lieu de départ et le lieu d'arrivée).

Ensuite, la notion, jusqu'alors informelle (pour ne pas dire informe) de mouvement uniforme devient susceptible d'une définition mathématique. L’expérience par la pensée a engendré le concept physique, mathématisé... » (GNE, pp. 49-50)

 

   On peut, nous semble-t-il, prolonger l'analyse de l'historienne de la physique. A chaque instant, la pierre occupe un point sur la ligne verticale longeant le mât et, d'autre part, un  point de la trajectoire transversale vue de la côte. La correspondance des deux trajectoires est une correspondance singulière : la projection qui relie les deux lignes spatiales de notre figure est une projection sous le rapport du temps.

  Cette détermination nouvelle de l'appréhension du mouvement rejoint ainsi ce que nous désignons du terme de perspectivité et rassemble les caractères que nous avons déjà entrevus ; le temps, dimension désormais première dans l'étude du mouvement, constitue comme la profondeur de cette perspective nouvelle, la dimension de projection selon laquelle le mouvement d'un objet est rapporté à un référentiel, une fenêtre : le « rispetto a » du Dialogue introduit donc bien la perspective dans la théorie du mouvement, et c'est le temps qui en dessine les « lignes de fuite ». D'autre part, le temps comme profondeur fait voir la correspondance et l'équivalence entre le point de vue du navire et celui de la côte. Or, le traitement de cette correspondance n'est pas le même chez Galilée et chez Newton. Car, en définissant le mouvement d'un corps respectivement à un autre, le physicien florentin prend toujours un corps, un centre du monde, comme point de vue ; c'est par exemple l'observateur voyant les trajectoires décrites de la côte dans l’ « effet merveilleux » de la nature :

 

  On pourrait dire qu'il reste dans le cadre d'une perspective centrale comme celle mise au point par les peintres de la Renaissance. Avec Newton au contraire, les centres de références équivalents deviennent relatifs, en quelque sorte secondaires par rapport à l'espace absolu. L'équivalence, la correspondance du centre « le navire » et du centre « la côte », s'estompe car il ne s'agit plus de considérer la relation de ces deux termes isolément : il faut considérer la côte elle-même emportée par le mouvement de la Terre autour du Soleil, celui-ci susceptible de mouvement par rapport à un autre référentiel, et ainsi de suite à l'infini jusque l'espace absolu. Kant exprimera parfaitement cela un siècle plus tard dans ses Premiers principes métaphysiques de la Science de la Nature (1786) :

 

        « Ainsi tout mouvement qui est un objet d'expérience, est purement relatif ; l'espace où il est perçu est un espace relatif qui lui-même, à son tour, se meut dans un espace agrandi et peut-être dans une direction opposée ; par suite la matière mobile par rapport au premier espace peut être dite au repos par rapport au second et ces modifications du concept des mouvements se poursuivent à l'infini en correspondance avec les variations de l'espace relatif. Admettre un espace absolu, c'est-à-dire un espace qui, parce qu'il n'est pas matériel, ne peut être un objet d'expérience, comme donné en soi, signifie admettre une chose qui, ni en soi, ni en ses conséquences (le mouvement dans l'espace absolu) ne peut être perçue, en vue de rendre l'expérience possible qui pourtant doit toujours être établie sans lui. L'espace absolu n'est donc rien en soi et n'est pas un objet, mais il signifie seulement tout autre espace relatif que je puis toujours concevoir en dehors de l'espace donné et que je recule à l'infini au delà de tout espace donné, espace qu'il comprend et que je puis admettre comme se mouvant en lui. »  (Vrin, 1982, p. 27)

 

   Ainsi, à chaque instant se correspondent un point vu du navire et un point vu de la côte, mais avec Newton, à ces points relatifs et multiples correspond un seul point de l'espace absolu ; et cette correspondance nouvelle, qui est encore une correspondance temporelle, est maintenant celle instaurée suivant le temps absolu. Temps et espace sont détachés de tout repère particulier et sensible, la perspectivité du mouvement est comme masquée par une perspective parallèle qui rejette à l'infini, du côté du sujet tout centre, du côté du monde tout horizon.[3] Nous trouvons ainsi chez Newton cet idéal classique du Cosmotheoros dénoncé par Maurice Merleau-Ponty. F. Balibar donne de ce préjugé dont Einstein critiquera les conséquences physiques dans son article de 1905, un résumé particulièrement expressif. Nous le reprenons ici, le seul point que nous voudrions ajouter étant qu'il nous semble nécessaire de marquer la distance entre Galilée et Newton à propos de la perspective et du temps :

 

 « Le principal mérite d'Einstein - ce pour quoi il est d'ailleurs le plus célèbre – est d'avoir su reconnaître que la théorie de Galilée et Newton - théorie relativiste, on l'a dit - n'était en fait que partiellement relativiste, et d'avoir expliqué en quoi.

Revenons, une fois de plus, à l'exemple des marchandises qui, au fond de la cale du navire, voyagent de Venise à Alep. Affirmer, comme le font Galilée et Newton, la relativité du mouvement uniforme, c'est dire que la vitesse d'un mobile dépend du référentiel dans lequel on la mesure : les marchandises sont immobiles (ont une  vitesse nulle) dans le référentiel du navire ; elles ont une vitesse égale à celle de croisière du navire pour un observateur qui serait resté à Venise. D'où il s'ensuit que la distance parcourue par un mobile est elle-même relative (dépend du référentiel) : la distance parcourue par les marchandises qui est nulle du point de vue des marins à bord, se mesure en milles pour les gens de Venise. Mais il est clair que cette relativité des distances ne concerne que des événements se produisant à des instants différents (ici, l'instant où l'on regarde les marchandises et l'instant du départ du navire). Pour des événements simultanés, il n'en va pas de même. Mesurer la distance qui sépare deux événements simultanés exige que l'on adopte le point de vue d'un observateur immobile assistant au spectacle du Monde ; seul un observateur jouissant d'un point de vue global, embrassant d'un seul coup d'oeil à la fois (simultanément) Venise et les marchandises au fond de la cale du navire voguant sur la Méditerranée, peut être en mesure de déterminer la distance qui, de façon « absolue », sépare Venise des marchandises à un instant donné. Cette mesure, cependant, n'aura un caractère véritablement absolu, incontestable pour tous, que si la notion de simultanéité elle-même a un caractère absolu ; autrement dit, si ce qui est simultané pour cet observateur l'est également pour tout autre (en translation uniforme par rapport à lui, du moins). On le voit, l'espace absolu, avec ses distances absolues, ne peut être conçu que si la simultanéité possède un caractère absolu. La physique classique repose donc entièrement sur l'idée qu'il existe une « horloge absolue », « un temps absolu », le même pour tous les référentiels galiléens.

On conçoit dès lors que mettre en doute le caractère absolu de la simultanéité, la rendre relative, comme le fait Einstein dans son article de 1905 (sur la base d'arguments qui ne seront pas détaillés ici) revienne à saper les fondements mêmes de l'idée d'espace absolu immobile. En s'attaquant à la simultanéité absolue, Einstein a fait s'écrouler l'espace absolu immobile. » (GNE, pp. 107-108. On peut cependant se demander si une certaine conception de ce « spectateur immobile assistant au spectacle du Monde » ne s'est pas maintenue, malgré l'ébranlement causé par l'article de 1905, comme le fondement ou le soubassement invisible sur lequel on pouvait encore construire, ou tout au moins exposer, la théorie nouvelle.)

 

  Newton opère ainsi une traduction du « rispetto a » galiléen, c'est-à-dire une traduction de la perspectivité du mouvement qui en masque le sens. Ce qui est d'une certaine façon détourné, c'est l'aspect étonnant, paradoxal du phénomène. Il importe en effet pour Newton, de déjouer ce que nous avons vu apparaître chez Galilée comme le jeu des deux perspectives sur le mouvement, en distinguant « le temps, l'espace, le lieu et le mouvement » en quantités « absolues et relatives, vraies et apparentes, mathématiques et vulgaires ».[4] C'est, d'une certaine manière, revenir à la conception aristotélicienne qui traduisait « le mouvement est mouvement respectivement à quelque chose » par « le mouvement est mouvement sur quelque chose ». Ce qui est ici en jeu, c'est le rapport au sens de perspective, de la mobilité à l'immobilité. Paradoxalement, en rejetant le centre de vue véritable à l'infini, et en forçant la perspective - par une conception de la force agissant de façon instantanée quelle que soit la distance - à devenir parallèle, la théorie newtonienne rend l'immobilité de l'espace absolu immédiat a tout mobile, l'espace absolu tenant ainsi le rôle du sensorium dei. Le Dialogue, et en particulier la deuxième journée qui tente de définir le mouvement respectivement à quelque chose, occupe ainsi une place tout à fait singulière dans l'histoire de la physique, entre une mécanique qu'il s'efforce de dépasser et une autre qui en traduira le sens. Il se pourrait que le procès auquel il donna lieu, la traduction de Galilée devant le tribunal de la Sainte Inquisition, soit pour quelque chose dans la façon dont fut ensuite traduit le texte. Témoin de cette affaire, Descartes est aussi acteur, et non des moindres, par sa conception du mouvement.



[1] Nous avons ici une définition parfaite de ce que les physiciens contemporains signifient avec le terme « intrinsèque ».

 

[2] Remarquons que Leibniz, contre Newton, affirmera la seule existence du mouvement relatif, le mouvement absolu n'étant qu'une abstraction vide de sens ; Galilée, quant à lui, définit le mouvement en deçà de cette opposition. L'idée de perspective, présente explicitement dans la philosophie leibnizienne (analogie entre la monade « sans porte ni fenêtre » et l’expérience relativiste de l’observateur enfermé dans la cale d’un navire ou dans un ascenseur), est en effet interprétée dans le sens de la perspective platonicienne de l'Idée.

[3] Il est par ailleurs intéressant de voir Newton accorder une place si importante, voire fondamentale, à des questions qui nous semblent aujourd'hui de nature plus théologique ou métaphysique, que physique. Comme à ses débuts dans le De Gravitatione, Newton attache dans le Scholie général de 1713, le caractère absolu de l'espace et du temps à l'essence de la divinité :

 « (Dieu) est éternel et infini, tout-puissant et omniscient, c'est-à-dire qu'il dure éternellement de toute éternité ; et il est présent infiniment dans l'infini : il régit tout ; il connaît tout ce qui se fait ou peut se faire. Il n'est pas l'éternité ni l'infinité, mais il est éternel et infini ; il n'est pas la durée ni l'espace, mais il dure et est présent. Il dure toujours et est présent partout, et, en existant toujours et partout, il constitue la durée et l'espace... » (op. cit., p. 114 ; voir aussi l'introduction et la postface de M.-F. Biarnais)

  Il semblerait que les questions théologiques auxquelles Bruno et Galilée se sont heurtés si durement, soient d'une certaine manière conservées, intégrées et intériorisées, dans le texte de Newton. Les polémiques et les disputes quant à elles, si elles n'opposeront plus désormais dans une guerre ouverte, philosophie naturelle et théologie, continueront d'exister cependant, ainsi qu'en témoigne la controverse entre Leibniz et Clarke, à la frontière incertaine et mal fixée qui sépare physique et métaphysique.

[4] Notons que F. Balibar traduit le même passage du Dialogue concernant « un phénomène merveilleux dans le mouvement des projectiles » en l'accompagnant d'une démonstration (GNE, p. 59 sq.). Or, il est étonnant que soit invoqué à ce propos une « résolution du paradoxe » ; ce qu'il faut justement entendre, si nous voulons véritablement comprendre et dépasser la controverse qui opposa Bergson aux relativistes, c'est l'originalité galiléenne en la gardant de l'interprétation classique qui, tournée vers la résolution des paradoxes du mouvement, l'a recouverte.

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