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1 mars 2013 5 01 /03 /mars /2013 13:41

4 / Relativité et complémentarité

 

Nous avons essayé de suivre le fil qui relie le mémoire de 1905 à l'histoire du principe de relativité depuis sa naissance chez Galilée. Ce faisant, il nous est apparu que le terme de relativité était impropre à désigner la théorie de 1905 car il traduit la persistance de l'interprétation cartésienne du mouvement selon le partage du relatif et de l'absolu. Aussi lui avons nous préféré celui de perspectivité qu'il ne faut pas entendre comme un terme que nous donnerions à l'interprétation de la relativité, mais plutôt comme l'indication d'un chemin à suivre qui, au fur et à mesure que nous avançons et découvrons des points de vue nouveaux, intègre ces différents moments, et s'enrichit. Nous continuons de penser, en effet, qu'une certaine tradition, par essence sûre de son passé, a imposé son interprétation à propos de l'article de 1905 ; or, celle-ci est fallacieuse en tant qu'elle maintient la traduction que Descartes, par précaution envers l'autorité de l'Église qui venait de condamner Galilée, crut bon de donner à la définition originale du Dialogue. Aussi, quand nous parlons de l'interprétation de la relativité, nous nous plaçons à un autre point de vue que le physicien ; nous nous plaçons au point de vue de l'interprétation, point de vue certes inopérant et « comme nul » au niveau du formalisme, mais qui, dans la formulation de celui-ci, intéresse non seulement le physicien qui s'interroge sur son sens, mais également le philosophe. L'interprétation de la relativité que nous appelons ainsi, comporte en effet la mise en question d'une tradition en tant qu'elle véhicule une traduction « allant de soi », c'est-à-dire oublieuse de son origine.

C'est cette même tradition qui, selon nous, a traduit et déformé le rapport entre mécanique relativiste et mécanique quantique. Bien souvent en effet, la première s'est vue rejetée en arrière, du côté de la physique classique par opposition à la nouvelle physique quantique. Or, nous pouvons désormais avancer que si la première a ainsi été comprise, cela tient à l'interprétation qu'on lui donna en la traduisant selon la terminologie classique : si le fossé qui sépare les deux physiques repose sur l'interprétation historiquement détournée de la relativité, il est alors possible de le contourner « par  l'amont » ; de plus, l'interprétation si controversée de la mécanique quantique qui a très vite fait oublier l'intention philosophique de Bergson - Durée et simultanéité paraît en 1922, et les découvertes des physiciens qui vont se succéder très rapidement après la thèse de Louis de Broglie en 1923, conduisent à la mécanique quantique telle qu'elle est  présentée lors du congrès Solvay de 1927 -, pourrait alors prendre un nouveau sens.

Nous avons déjà rencontré cette question du rapport entre les deux mécaniques sous la plume de Louis de Broglie, physicien dont les investigations nourries par des qualités d'historien le conduisirent au premier plan de la « nouvelle physique ». C'est une présentation analogue, dans la mesure où elle oppose la mécanique quantique et la physique classique à laquelle la relativité est attachée, que donnent Prigogine et Stengers dans La nouvelle alliance :

 

 « La relativité, si elle a modifié l'ancienne conception de l'objectivité physique, gardait intacte une autre caractéristique fondamentale de la physique classique, l'ambition d'obtenir la description « complète » de la nature. Après la relativité, le physicien ne peut plus invoquer l'extrapolation d'un démon qui observerait la totalité de l'Univers de l'extérieur, mais il peut encore imaginer le mathématicien, celui dont Einstein affirmait qu'il ne trichait ni ne jouait aux dés, celui qui possède la formule de l'Univers dont peut être déduite mathématiquement la totalité des points de vue possibles sur le monde, la totalité des phénomènes de la nature tels qu'ils sont observables de chaque point de vue possible. En ce sens, la relativité se situe encore dans le prolongement de la physique classique.

La mécanique quantique correspond par contre à la première théorie physique qui ait véritablement coupé les amarres, abandonné toute référence à ce point fixe que constituait la connaissance divine du monde... (La nouvelle alliance, Gallimard, 1979, p. 222)

 

Faisant référence à ce passage, MM Cohen-Tannoudji et Spiro notent la coupure séparant les deux théories :

 

« Mais le passage à la théorie de la relativité n'est pas suffisant. En relativité restreinte non quantique, les conditions de l'observation continuent à être éliminées du formalisme, les concepts continuent à représenter des objets, en soi, isolés. C'est cela qu'il va falloir maintenant changer. » (La matière-espace-temps, Gallimard, 1986, p. 140)

 

Si le rapport entre théorie de la relativité et mécanique quantique est bien souvent traduit dans ce sens - celui du dépassement d'une conception désormais passée -, il est aussi parfois - mais c'est encore la même interprétation - passé sous silence, la deuxième faisant l'objet d'une étude approfondie, mais exclusive. Dans sa traduction du recueil d'articles de Niels Bohr Physique quantique et connaissance humaine, C. Chevalley écrit ainsi :

 

 « Pour la relation que Bohr établit entre objectivité et non ambiguïté, voir l'entrée « Ambiguïté » dans le glossaire. Dans ce qui suit, j'utiliserai indifféremment plusieurs textes, en particulier celui de 1929 écrit pour le Jubilé de Planck et présenté par Bohr comme sa première tentative philosophique, ainsi que celui de la conférence de Varsovie de 1938 qui donne l'un des exposés les plus remarquables de la mécanique quantique à la fois sur le plan du formalisme et de l'interprétation. Dans ce dernier texte, Bohr insiste beaucoup sur le parallélisme entre complémentarité et principe de relativité, mais je laisse cet aspect ici entièrement de côté... » (SPN, Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard,  1991, note 184 p. 134 à propos de la redéfinition de l'objectivité par Bohr)

 

Aussi voudrions-nous à propos de cette question, poursuivre le chemin qui nous a conduits du Dialogue au mémoire de 1905, en suivant le fil de « l'interprétation de la relativité » jusqu'à l'année 1927, année au cours de laquelle Bohr proposa à la communauté des physiciens son interprétation de la complémentarité[1]. Sur le chemin qui sépare les deux mécaniques, nous rencontrons une nouvelle fois Einstein mais cette fois dans l'attitude de celui qui oppose à la nouvelle théorie une conception plus traditionnelle. Et ce rapport singulier d'Einstein à la mécanique  quantique, dont il avait pourtant contribué à la naissance par des travaux de premier plan, a sans doute aussi eu un rôle dans le rejet de la relativité du côté de la physique classique.

Pourtant, il est particulièrement remarquable de voir chez deux des principaux fondateurs de l’ « Interprétation de Copenhague » - Bohr et Heisenberg -, le souci de relier leur démarche à celle inaugurée par Einstein avec la Relativité. Dans La partie et le tout, Heisenberg rapporte une discussion privée qu’il eut avec Einstein à la suite du colloque du printemps de 1926 au cours duquel il venait d'exposer la toute nouvelle mécanique matricielle découverte en juillet 1925 et développée par M. Born et P. Jordan[2]. La direction que Heisenberg avait prise, tournait résolument le dos aux « concepts importés de la physique classique dans le domaine quantique lorsque ces concepts, ici la position et la période de révolution de l'électron, n'y ont aucune signification physique » (PA, ibid. p. 62). Ne considérant dans le mouvement que les quantités qui peuvent donner lieu à une observation, Heisenberg était arrivé à des règles de calcul abstraites dans lesquelles les quantités classiques, la position p et la quantité de mouvement q, étaient représentées par des matrices. Or, comme nous allons le voir, le jeune physicien avait conscience de s'inspirer de la démarche ayant conduit à théorie de la Relativité restreinte. Profondément intéressé par l'exposé d'Heisenberg, Einstein l'invita à l'accompagner chez lui afin de poursuivre la discussion :

 

« En chemin, il s'enquit de mes études et de mes sujets d'intérêt en physique. Cependant, une fois que nous fûmes installés dans son appartement, il ouvrit immédiatement la discussion par une question qui avait trait aux bases philosophiques de mes travaux : « Ce que vous avez dit a l'air étrange. Vous admettez qu'il existe des électrons dans l'atome, et sans doute avez-vous raison en cela. Et cependant, vous voulez éliminer entièrement les orbites ou trajectoires des électrons dans l'atome, et ceci bien que l'on puisse observer directement les trajectoires dans une chambre de Wilson. Pouvez-vous m'expliquer d'un peu plus près les motifs de ces curieuses hypothèses ? » 

« Effectivement, ai-je dû répondre, on ne peut pas observer les orbites des électrons à l'intérieur de l'atome ; néanmoins, le rayonnement émis par un atome lors d'un processus de décharge permet de déduire directement les fréquences d'oscillation et les amplitudes correspon-dantes des électrons dans l'atome. La connaissance simultanée des fréquences et des amplitudes remplace en quelque sorte - d'ailleurs,  même dans la physique antérieure - celle des orbites électroniques. Et puisqu'il est raisonnable de n'inclure dans une théorie que les grandeurs qui peuvent être observées, il m'a semblé naturel de n'introduire que ces fréquences et amplitudes, pour ainsi dire en tant que représentants des orbites électroniques.

« Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement, répliqua Einstein, que l'on ne peut inclure dans une théorie physique que des grandeurs observables. »

Je fus assez surpris. « Je pensais, dis-je, que c'est vous, précisément, qui avez fait de cette idée la base de votre théorie de la relativité. Vous avez souligné que l'on ne pouvait pas parler d'un temps absolu, car on ne peut pas observer ce temps absolu. Vous avez dit que seules les indications des horloges, que ce fût dans un système de référence en mouvement ou au repos, étaient déterminantes pour la mesure du temps.

« Peut-être en effet ai-je utilisé cette sorte de philosophie, répondit Einstein, mais il n'en reste pas moins qu'elle est absurde. Ou peut-être dirai-je plus prudemment que, d'un point de vue heuristique, il peut être utile de se souvenir de ce que l'on observe vraiment. Mais, sur le plan des principes, il est tout à fait erroné de vouloir baser une théorie uniquement sur des grandeurs observables. Car, en réalité, les choses se passent de façon exactement opposée. C'est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé.... «  (La partie et le tout, Flammarion, pp. 93-94)

 

  De même, Bohr n'a cessé de regretter l'opposition d'Einstein à la théorie quantique, opposition qui se manifesta publiquement lors du célèbre Congrès Solvay de 1927 au cours duquel il proposait par le terme de « complémentarité » une certaine compréhension, voire conciliation, de phénomènes pouvant apparaître comme contradictoires (la conférence de Côme, au cours de laquelle Bohr avait exposé pour la première fois en public cette approche commençait en ces termes : « Je vais essayer de vous décrire une sorte de point de vue général que j'estime susceptible de donner une impression d'ensemble sur tout le développement de la théorie depuis son début et qui, je l'espère, contribuera à harmoniser les vues apparemment conflictuelles adoptées de divers côtés. » PA p. 70). En proposant ainsi ce qui allait devenir « l'interprétation de la complémentarité », Bohr reconnaissait, contre une certaine tradition, un lien avec l'interprétation de la relativité. Il n'est que de lire par exemple le texte « Discussion avec Einstein » retraçant l'histoire de cette opposition. Concernant le rapport qui nous occupe ici, Bohr écrit :

 

« Quelles que soient les différences entre les problèmes physiques qui ont conduit aux développements de la théorie de la relativité et de la théorie quantique, une comparaison des aspects purement logiques des raisonnements relativistes et « complémentaires » révèle des simili-tudes frappantes en ce qu'ils renoncent à donner une signification absolue aux attributs physiques conventionnels des objets. De même, le fait de négliger la constitution atomique des instruments de mesure eux-mêmes dans la description des faits d'expérience ordinaires est caractéristique de l'application de la relativité aussi bien que de la théorie quantique. Ainsi, la petitesse du quantum d'action par rapport aux actions mises en jeu dans les observations usuelles, y compris l'arrangement et le maniement des appareils physiques, est aussi essentielle en physique atomique que l'est en théorie de la relativité, l'immensité du nombre des atomes qui composent l'univers : comme on le sait, en effet, cette théorie exige que les dimensions des appareils de mesure d'angles puissent être rendues petites comparativement au rayon de courbure de l'espace.

Dans ma conférence de Varsovie, je commentai de la manière suivante l'usage que font la relativité et la théorie quantique d'un symbolisme auquel ne peut correspondre directement aucune représentation intuitive :

« Les formalismes eux-mêmes qui, pour chacune de ces théories dans leur domaine propre, offrent les moyens adéquats d'embrasser toutes les expériences concevables, présentent des analogies profondes. En effet, l'étonnante simplicité des généralisations de théories physiques classiques, qui sont obtenues respectivement par l'usage de la géométrie multidimensionnelle [le formalisme de Minkowsky, reprenant l'idée de Poincaré, notait le temps comme une quatrième coordonnée : x4 = ict, les coordonnées d'espace étant x1, x2, x3] et de l'algèbre non commutative [Heisenberg avait mis en évidence la règle particulière de multipli-cation des matrices selon laquelle p.q n'est pas égal à q.p ; Born et Jordan établirent la différence : p.q - q.p = h/2∏i et Heisenberg s'en inspira pour obtenir ces fameuses relations d'indétermination. cf. Banesh Hoffmann et Michel Paty, L'étrange histoire des quanta, chapitre 9], repose essentiellement dans les deux cas sur l'introduction du symbole conventionnel -1. De fait, le caractère abstrait de ces formalismes est, si on examine de plus près, aussi typique de la théorie de la relativité que de la mécanique quantique et c'est, sous ce rapport, simple affaire de tradition si l'on considère la première théorie comme complément de la physique classique et non comme la première étape décisive dans la modification profonde, imposée par les progrès récents en physique, des moyens conceptuels qui nous servent à comparer nos  observations[3]. » (SPN, PA pp. 245-246)

 

Telle est justement cette tradition qui rattache la Relativité à la physique classique et la place en deçà de la limite franchie par la mécanique quantique, que nous mettons en question. Pour libérer le rapport entre ces deux théories, il convient peut-être là aussi de considérer le mouvement contre une certaine interprétation classique.



[1] En étendant ainsi la compréhension du texte de 1905 non plus seulement en amont, en direction de ce qui l'a  précédé, mais aussi, en aval, vers ce qui lui a succédé, nous rejoignons une autre idée développée par F. Balibar, celle d'un lien que Bohr se reconnaissait vis-à-vis d'Einstein ; cf.  l'article « Bohr entre Einstein et Dirac », Revue d'Histoire des Sciences : Bohr et la complémentarité, 1985.

[2] Cf. Physique atomique et connaissance humaine, op.cit. pp. 61-62. Cet ouvrage sera par la suite noté PA.

[3] Plus près de nous, L. Nottale écrit : « La mécanique quantique rend parfaitement compte de l’expérience des fentes d’Young ; mais elle ne le fait pas à l’aide d’une onde au sens classique du terme (qui correspond aux propriétés d’un fluide étendu comme l’air ou l’eau), ni à l’aide d’une particule classique (construite sur le modèle d’une boule de billard). L’outil quantique relève en fait d’un concept nouveau, celui d’une onde de probabilité complexe, qui ne se laisse pas réduire à des concepts classiques, ni même à un mélange de notions classiques. » Et de préciser dans une note à propos des termes soulignés : « Au sens des nombres complexes : ceux-ci permettent précisément une description de nature vectorielle. Passer des nombres réels aux nombres complexes est équivalent, géométriquement, au passage d’une droite à un plan, c’est-à-dire d’une à deux dimensions. C’est ainsi que l’une des principales questions posées pour la compréhension de la mécanique quantique est celle de la nécessité d’utiliser les nombres complexes et leurs règles d’addition et de multiplication au lieu des simples nombres réels, suffisants en théorie classique. » (La relativité dans tous ses états. Au-delà de l’espace-temps, Hachette littératures, 1998, p. 124)

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