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21 février 2013 4 21 /02 /février /2013 05:37

Cette voie a été ouverte en philosophie par Kant, et l'on peut comprendre la critique kantienne selon l'image de la balance, ou du droit : comme le fléau d'une balance, la critique indique la direction perpendiculaire d'une pensée, ou pesée, maintenant ces deux côtés également nécessaires et indispensables que constituent la physique et la métaphysique dans l'équilibre de la « Philosophie naturelle ».

Du côté mathématique, la prise en compte de la dimension imaginaire affleure chez Kant. On peut en effet relever les points suivants qui montrent comment certaines réflexions de Kant se situent au moment de l’émergence de cette notion :

 

1/ D'une part, dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives (1763), Kant porte son attention sur ces « grandeurs négatives (qui) ne sont pas des négations de grandeurs positives, comme l'analogie de l'expression le fait supposer, mais quelque chose de vraiment positif en soi qui est seulement opposé à l'autre » (Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, Gallimard, 1980, p. 264). Kant essaie ainsi de rapporter à la philosophie le concept de grandeurs négatives qui, comme celui de l'infiniment petit, est à la fin du XVIIIème siècle « un concept (...) suffisamment connu en mathématiques, mais encore très étranger à cette discipline » (ibid., p. 263). Comme l'illustre la définition de d'Alembert à l'article « Négatif » de l'Encyclopédie (« II faut avouer qu'il n'est pas facile de fixer l'idée des quantités négatives, & que quelques habiles gens ont même contribué à l'embrouiller par les notions peu exactes qu'ils en ont données. » cf. Images, Imaginaires, Imaginations ; p. 186), les nombres négatifs n'avaient pas encore reçu une compréhension assurée chez les mathématiciens. Or, l'essai d'Argand va montrer que la compréhension des grandeurs négatives recherchée par le philosophe est fondamentalement liée à celle des grandeurs imaginaires.

Comme Kant à partir de l'exemple de sommes d'argent, Argand considère des quantités négatives comme représentant des « quantités aussi réelles que celles que désignent les expressions positives » (Essai sur une manière de représenter les quantités imaginaires dans les constructions géométriques, cité dans Images, Imaginaires, Imaginations, p. 218), mais il leur associe de plus le qualificatif mathématiquement déterminé d' « imaginaire ». Pour les quantités d'argent dont l'unité est le « franc matériel », comme pour les quantités concernant un « poids matériel » et mesurées par une balance, « les termes (d'une progression arithmétique décroissante) qui devraient suivre 0 ne peuvent avoir d'existence que dans l'imagination ; ils peuvent, par cela même, être appelés imaginaires » (ibid., p. 217). Or, si on prend en compte les divers « degrés de pesanteur » qui agissent sur le plateau d'une balance, ou bien le « franc de compte » pour évaluer la fortune d'un individu, alors les degrés de pesanteur -n, -2n .., ou les fortunes négatives - 100 francs, - 200 francs... « qui n'exprimaient dans le premier cas que des quantités imaginaires, représentent ici des quantités aussi réelles que celles que désignent les expressions positives ».

  Rejoignant le point de vue de Kant :

 

« Une grandeur est négative par rapport à une autre dans la mesure où elle ne peut lui être unie que par l'opposition, c'est-à-dire de telle manière que l'une supprime dans l'autre une grandeur qui lui est égale. C'est là assurément un rapport d'opposition, et des grandeurs, qui sont opposées ainsi entre elles, annulent mutuellement, de l'une et de l'autre, la même chose, si bien qu'en réalité on ne peut appeler absolument négative aucune grandeur, mais qu'on doit dire que, dans + a et - a, l'une est la grandeur négative de l'autre… » (op.cit., p. 269)

 

  Argand le prolonge et le dépasse en considérant les nombres imaginaires décrits de manière « complexe » par l'idée de grandeur absolue jointe, dans un nouveau concept, à l'idée de direction relative :

 

        « ... on ne s'est nullement proposé de donner ici des principes plus rigoureux ou plus évidents que ceux qu'on trouve dans les Ouvrages qui traitent ce sujet ; on a eu simplement pour but de faire deux remarques sur les quantités négatives. La première est que, selon l'espèce de grandeurs à laquelle on applique la numération, la quantité négative est réelle ou imaginaire (Le sens dans lequel on prend ces mots est suffisamment déterminé par ce qui précède : l'extension qu'on donne ici à leur signification ordinaire paraît permise, et d'ailleurs n'est pas absolument nouvelle. Ce qu'on appelle, en Optique, foyer imaginaire, par opposition au foyer réel, est le point de rencontre de rayons qui n'ont pas une existence physique, et qui peuvent, en quelque sorte, être considérés comme des rayons négatifs.) ; la seconde est que, deux quantités d'une espèce susceptible de fournir des valeurs négatives étant comparées entre elles, l'idée de leur rapport est complexe. Elle comprend : 1° l'idée du rapport numérique dépendant de leurs grandeurs respectives considérées absolument ; 2° l'idée du rapport des directions ou sens auxquels elles appartiennent, rapport qui en est l'identité ou l'opposition. »

 

Ce dépassement mathématique de l'opposition absolu-relatif va prendre alors chez Argand un sens géométrique ; l'idée de sens relatif est en effet comprise avec celle de grandeur dans le concept de segment de droite orienté (qui anticipe le concept de vecteur) qu'il appelle « ligne en direction » ou « ligne dirigée » :   

 

« Maintenant, si, faisant abstraction du rapport des grandeurs absolues, on considère les différents cas que peut présenter le rapport des directions, on trouvera qu'ils se réduisent à ceux qu'offrent les deux proportions suivantes :

+1:+1::-1:-1,

+1:-1 ::-1:+1.

L'inspection de ces proportions et de celles qu'on formerait par le renversement des termes montre que les termes moyens sont de signes semblables ou différents, suivant que les extrêmes sont eux-mêmes de signes semblables ou différents.

Qu'on se propose actuellement de déterminer la moyenne propor-tionnelle géométrique entre deux quantités de signes différents, c'est-à-dire la quantité x qui satisfait à la proportion

+ 1:+x::+x:-1.

On est arrêté ici comme on l'a été en voulant continuer au delà de 0 la        progression arithmétique décroissante, car on ne peut égaler x à aucun nombre positif ou négatif ; mais, puisqu'on a trouvé plus haut que la quantité négative, imaginaire lorsque la numération était appliquée à de certaines espèces de grandeurs, devenait réelle lorsque l'on combinait d'une certaine manière l'idée de grandeur absolue avec l'idée de direction, ne serait-il pas possible d'obtenir le même succès relativement à la quantité dont il s'agit, quantité réputée imaginaire par l'impossibilité où l'on est de lui assigner une place dans l'échelle des quantités positives ou négatives ?

En y réfléchissant, il a paru qu'on parviendrait à ce but si l'on pouvait trouver un genre de grandeurs auquel pût s'allier l'idée de direction, de manière que, étant adoptées deux directions opposées, l'une pour les valeurs positives dont l'unité est désignée à partir de la figure 1 par KA, l'autre pour les valeurs négatives dont l'unité est représentée par KI, il en existât une troisième telle, que la direction positive fût à celle dont il s'agit comme celle-ci est à la direction négative. » (ibid., p. 219)

 

 

                                                        

 

  La quantité ou « ligne en direction » KE, qui contient et dépasse dans une nouvelle unité simple, ou concept, l'idée de grandeur absolue et celle de sens relatif, est cette quantité x imaginaire qui satisfait à la moyenne proportionnelle géométrique entre +1 et -1. C'est cette même quantité qu'on exprime aussi avec l'écriture -1.

Notons que la question des imaginaires telle qu'elle est posée par Argand, rassemble en un nouveau sens le concept arithmétique de nombre et le concept géométrique de direction ou de position. Là aussi, c'est la séparation traditionnelle entre arithmétique et géométrie - à laquelle Kant associe dans la Critique de la raison pure les intuitions pures du temps et de l'espace - qui est ici en jeu, et avec elle, la séparation entre espace et temps. De plus, la position du problème par Argand, et sa résolution, s'appuient sur la notion de moyenne proportionnelle dont l'origine remonte à Euclide et à la question de l'incommensurabilité du côté du carré avec sa diagonale. Le problème des nombres appelés « irrationnels » par les Grecs, retrouve ainsi avec celui des « imaginaires » une actualité qui intéresse de nouveau, et à la fois, le philosophe et le mathématicien.

 

2/ D'autre part, la réflexion de Kant sur la différence des figures non congruentes relève du même effort pour donner une signification propre, distincte de l'opposition logique, à la réalité de l'opposition. Cependant son analyse reste limitée au cadre mathématique sous-jacent à la physique newtonienne, et ne parvient pas à subsumer véritablement, dans un nouveau concept, l'aspect absolu de l'espace avec son aspect relatif.

L'opposition des figures non congruentes est bien, comme l'opposition réelle entre grandeurs négatives et grandeurs positives, distinguée de l'opposition logique sur la-quelle se fonde Leibniz en considérant la contradiction comme seul critère de vérité :

 

 « Deux choses sont opposées, lorsque l'une supprime ce qui est posé par l'autre. Cette opposition est double : ou bien logique par la contradiction, ou bien réelle, c'est-à-dire sans contradiction. » (Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, op. cit., p. 265)

 

L'opposition réelle conduit, elle aussi, à une annulation - par exemple le repos d'un corps soumis à des forces opposées et égales -, mais dans un nouveau sens. Dans le cas de l'opposition logique, on est conduit à une conséquence contradictoire qui n'est « absolument rien (nihil negativum irrepraesentabile) » ; dans celui de l'opposition réelle, la conséquence est « quelque chose (repraesentabile) » :

 

« La conséquence en est également rien, mais dans un autre sens que dans la contradiction (nihil privativum, repraesentabile). Nous appel-lerons désormais ce rien zéro = 0, et sa signification est celle d'une négation (negatio), d'un manque, d'une absence, mots souvent utilisés par les philosophes, mais avec une détermination plus précise que nous rencontrerons plus bas. »

 

Alors que l'opposition logique conduit à un « rien absolu » (« ...un corps qui, sous le  même rapport et en même temps, serait en mouvement et ne le serait pas n'est absolument rien. » SPN), l'opposition réelle se maintient comme l'opposition de deux prédicats véritables, affirmatifs (realitas), désormais considérés sous des rapports  différents, c'est-à-dire sans contradiction. Le rien auquel on est alors conduit est un « rien relatif » : dans le cas où l'on a deux prédicats opposés, mais dans des sens ou rapports différents (une personne à la fois créancière pour la somme de A = 100 thalers, et débitrice de B = 100 thalers, ou un corps soumis à la fois et en même temps à des forces égales et opposées de sens) alors un certain rien (absence de capital ou absence d'un certain mouvement) existe.

Or on peut entendre à nouveau, dans cette question de l'opposition réelle introduite par Kant en philosophie, le paradoxe de la définition galiléenne du mouvement condamné par l'Eglise et par Descartes. Quand Galilée écrit que le mouvement du navire  (comme celui de la Terre) est respectivement aux corps qui le partagent, « comme nul », il  s'agit là aussi d'un rien qui n'est pas un rien absolu (la Terre est en repos pour les  péripatéticiens), et qui, comme tel, a bien du mal à se défendre des raisonnements et de leurs « longues chaînes ». L'opposition de deux sens - le sens négatif et le sens positif, le  mouvement de la Terre et celui du Soleil - qui se suppriment mutuellement et sans contradiction - dans le zéro algébrique et le repos, est conservée dans une position unique et imaginaire, un nouveau rapport qui dépasse l'opposition logique.

 

3/ Enfin, l'analogie rappelée dans une note par Argand, entre la dimension imaginaire de certaines quantités et le foyer imaginaire ainsi nommé en optique pour prendre en compte l'image spéculaire et non réelle d'un objet, est introduite par Kant en philosophie. Nous la trouvons ainsi dans l'Appendice à la « Dialectique transcendantale » :

 

 « Je soutiens donc que les idées transcendantales n'ont jamais d'usage constitutif, comme si des concepts de certains objets étaient donnés par là, et que, dans le cas où on les entend ainsi, elles ne sont que des concepts sophistiques (dialectiques). Mais elles ont au contraire un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire, celui de diriger l'entendement vers un certain but dans la perspective duquel les lignes directrices de toutes ses règles convergent en un point qui, bien qu'il ne soit qu'une idée (focus imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement, puisqu'il se situe tout à fait en dehors des limites de l'expérience possible, sert cependant à leur fournir la plus grande unité avec la plus grande extension. Or, il en résulte bien pour nous une illusion telle que ces lignes semblent partir d'un objet même qui serait placé en dehors du champ de la connaissance empiriquement possible (de même que les objets sont vus derrière la surface du miroir) ; mais cette illusion qu'on peut cependant empêcher de nous tromper) n'en est pas moins inévitablement nécessaire, lorsque, outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir en même temps ceux qui sont loin derrière nous, c'est-à-dire, dans le cas présent, quand nous voulons pousser l'entendement au-delà de toute expérience donnée (faisant partie du tout de l'expérience possible) et le dresser ainsi à prendre l'extension la plus grande et la plus extrême possible. » (op.cit., p. 1248)

 

Passage remarquable de la Critique de la Raison Pure, dans lequel on peut entendre à nouveau et dans un nouveau sens, les règles recherchées par Descartes pour « diriger l'entendement », mais aussi le célèbre mythe platonicien de la caverne : les idées transcendantales portent en elles une illusion nécessaire et inévitable quand, « outre les objets qui sont devant nos yeux, nous voulons voir en même temps ceux qui sont loin derrière nous ». Dans la vision des objets qui sont devant nos yeux, comme dans la volonté de voir « ceux qui sont loin derrière nous », nous essayons d'entendre ici ce que nous avons appelé « perspectivité ».

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