Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 janvier 2013 4 24 /01 /janvier /2013 17:34

2 / Relativité et perspective

 

Aussi nous faut-il revenir une nouvelle fois à la controverse qui opposa Bergson aux relativistes et qui rappelle, par bien des côtés, celle qui opposa deux siècles plus tôt Leibniz aux newtoniens. Pour tenter de la dénouer nous tiendrons fermement le fil que nous avons suivi depuis le Dialogue de Galilée jusqu'à la théorie de la Relativité, celui que nous avons appelé pour le démêler de toute conception devenue traditionnelle, « perspectivité ».

Et là encore, comme trois siècles plutôt, il est question au tournant du XXème siècle, de comprendre et de définir le mouvement de la Terre. Ce n'est plus bien sûr, son mouvement - ou son repos - par rapport au Soleil, mais par rapport à « l'éther ». Michelson et Morley avait en effet étendu au domaine électrodynamique, l'expérience galiléenne du marin qui, enfermé dans la cale du navire, ne décèle aucun signe de son mouvement. Après avoir présenté le dispositif de Michelson-Morley, et avant d'aborder le phénomène de la dilatation des durées, Bergson évoque cette question du mouvement de la Terre :

 

« Mais d'abord, que parle-t-on des vitesses de notre planète ? La Terre serait-elle donc, absolument parlant, en mouvement à travers l'espace ? Évidemment non ; nous sommes dans l'hypothèse de la Relativité et il n'y a plus de mouvement absolu. Quand vous parlez de l'orbite décrite par la terre, vous vous placez à un point de vue arbitrairement choisi, celui des habitants du Soleil (d'un Soleil devenu habitable) s'il vous plaît d'adopter ce système de référence. Mais pourquoi le rayon de lumière lancé contre les miroirs de l'appareil Michelson-Morley tiendrait-il compte de votre fantaisie ? Si tout ce qui se produit effectivement est le déplacement réciproque de la Terre et du Soleil, nous pouvons prendre pour système de référence le Soleil ou la Terre ou n'importe quel autre observatoire. Choisissons la Terre. Le problème s'évanouit pour elle. Il n'y a plus à se demander pourquoi les franges d'interférence conservent le même aspect, pourquoi le même résultat s'observe à n'importe quel moment de l'année. C'est tout bonnement que la Terre est immobile. » (SPN, DS, pp. 68-69)

 

Or il nous apparaît clairement, maintenant en mémoire l'histoire ici esquissée de la relativité, que Bergson reprend contre les relativistes, l'argumentation que Descartes opposait déjà, certes implicitement, à la formulation galiléenne du Dialogue condamnée par le Saint-Office : le philosophe nie la perspectivité du mouvement car ce qui effectif c'est la séparation, le « déplacement réciproque ». La différence des mesures d'espace ou de temps (« contraction des longueurs », « dilatation des durées »), tout comme l'équivalence paradoxale du repos et du mouvement dissoute par Descartes, manifeste un paradoxe fondé sur une illusion, non sur la vérité. Aussi la phrase bergsonienne relevée dans Durée et simultanéité, « le mouvement étant réciproque, S et S' sont interchangeables », s'appuie-t-elle directement sur le § 29 de la deuxième partie des Principia philosophiae dans lequel, précisant sa définition du mouvement, Descartes en affirmait la réciprocité :

29. Et meme quil ne e rapporte que à ceux de ces corps que nous coniderons comme en repos.

 

Enfin, j’ay dit que le tranfport ne fe fait pas du voifinafe de toutes fortes de corps, mais seulement de ceux QUE NOUS CONSIDERONS COMME EN REPOS. Car il eft reciproque ; & nous ne fçaurions conceuoir que le corps AB foit trafporté du voifinage du corps CD, que nous ne sçachions auffi que le corps CD eft trafporté du voisinage du corps AB, & qu’il faut tout autant… d’action pour l’vn que pour l’autre. Tellement que, fi nous voulons attribuer au mouuement vne nature qui puiffe eftre confiderée toute feule, & fans qu’il foit befoin de la raporter à quelque chofe, lors que nous verrons que deux corps qui fe touchent immediatement feront tranfportez, l’uv d’vn cofté & l’autre d’vn autre, & feront reciproquement feparez, nous ne ferons point difficulté de dire qu’il y a tout autant de mouuement en l’vn comme en l’autre. J’aduouë qu’en cela nous nous éloignerons beaucoup de la façon de parler qui eft en vfage : car, comme nous fommes fur la terre, & que nous penfons qu’elle eft en repos, bien que nous voyons que quelques vnes de fes parties, qui touchent d’autres corps plus petits, font tranfportées du voifinage de ces corps, nous n’entendons pas pour cela qu’elle foit meuë. (op.cit., tome IX, p. 78)

 

Car Bergson choisit résolument et explicitement le départ cartésien (cf. la fin du chapitre II de Durée et simultanéité, « De Descartes à Einstein ») pour présenter aussi bien le point de vue physique de la théorie : « Plaçons-nous alors franchement dans l'hypothèse de la réciprocité... » (chapitre IV, « De la pluralité des temps », DS, p. 37), que le point de vue métaphysique qui est le sien sur le temps et la durée (chapitre III, « De la nature du temps »). Il est important de comprendre ce lien de la métaphysique bergsonienne avec Descartes ; l'analyse du mouvement, du temps et de l'espace, qui scande toute l’œuvre de Bergson en dénonçant la spatialisation de la durée, s'appuie en effet, parfois explicitement comme ici, souvent implicitement, sur Descartes. Car si l'auteur des Méditations a formulé le point de vue de la science et du sens commun en parlant de la réciprocité et de la relativité du mouvement[1], il a aussi révélé ce que le mouvement a d'absolu :

 

« Et, du moment que les êtres vivants accomplissent ainsi des mouvements qui sont bien d'eux, qui se rattachent uniquement à eux, qui sont perçus du dedans, mais qui, considérés du dehors, n'apparaissent plus à l’œil que comme une réciprocité de déplacement, on peut conjecturer qu'il en est ainsi des mouvements relatifs en général, et qu'une réciprocité de déplacement est la manifestation à nos yeux d'un changement interne, absolu, se produisant quelque part dans l'espace. Nous avons insisté sur ce point dans un travail que nous intitulions Introduction à la métaphysique. Telle nous paraissait en effet être la fonction du métaphysicien : il doit pénétrer à l'intérieur des choses ; et l'essence vraie, la réalité profonde d'un mouvement, ne peut jamais lui être mieux révélée que lorsqu'il accomplit le mouvement lui-même, lorsqu'il le perçoit sans doute encore du dehors comme tous les autres mouvements, mais le saisit en outre du dedans comme un effort, dont la trace seule est visible. » (DS, pp. 29-30. Pour évoquer cet autre aspect du mouvement chez Descartes, Bergson invoque les passages - Pars II, § 37 sq. - où il « formule les lois du mouvement comme si le mouvement était un absolu », cf. Matière et mémoire, Quadrige/PUF, 1985, p. 216.)

 

Aussi la confrontation de la philosophie bergsonienne avec la théorie de la Relativité, la mobilise-t-elle toute entière et la touche au cœur. Poussé dans les plus profonds retranchements de sa métaphysique, Bergson révèle d'une certaine façon, le lien qui attache également la théorie de la Relativité à Descartes :

 

« ... Nous n'avons donc pas à tenir compte du mouvement absolu dans la construction de la science : nous ne savons qu'exception-nellement où il se produit, et, même alors, la science n'en aurait que faire, car il n'est pas mesurable et la science a pour fonction de mesurer. La science ne peut et ne doit retenir de la réalité que ce qui est étalé dans l'espace, homogène, mesurable, visuel. Le mouvement qu'elle étudie est donc toujours relatif et ne peut consister que dans une réciprocité de déplacement. Tandis que Morus parlait en métaphysicien, Descartes marquait avec une précision définitive le point de vue de la science. Il allait même bien au-delà de la science de son temps, au-delà de la mécanique newtonienne, au-delà de la nôtre, formulant un principe dont il était réservé à Einstein de donner la démonstration. » (DS, p. 30)

 

Bergson, qui a parfois présenté son intention philosophique comme celle d'un « cartésianisme revivifié » dont Kant aurait entrouvert la voie mais sans la suivre (L'Evolution créatrice, chapitre IV, p. 357), nie donc les paradoxes relativistes et, de façon conjointe, manque la perspectivité du mouvement, en s'appuyant lui aussi sur la distinction héritée de Descartes qui se révèle être un obstacle et un masque, celle de l'absolu et du relatif.

Or curieusement, les relativistes font de même et invoquent eux aussi, à propos de l'apparence paradoxale de la théorie, un « effet de perspective », ce mot évoquant une apparence visuelle comme lorsque l'on parle d'un « effet d'optique » : la perspectivité du mouvement est donc, si ce n'est totalement niée, tout au moins rendue secondaire, non essentielle, et l'on retrouve du point de vue physique, le même recours à l'opposition relatif-absolu. Bien que la théorie einsteinienne formulée dans l'article de 1905 aille à rencontre de cette distinction instaurée par Newton à propos de l'espace et du temps, elle réapparaît avec plus de force à l'occasion de la formulation de l'espace-temps par Minkowsky et se fait entendre encore aujourd'hui. On peut voir maintenant comment elle articule, elle aussi, la négation des paradoxes et de la perspectivité avec l'affirmation du primat de l'absolu sur le relatif. Pour cela nous citons un texte de Roger Balian (« Le temps macroscopique » in Le temps et sa flèche, Flammarion, 1996, p. 157 sq.) dans lequel il est question du temps de vie d'un muon selon qu'on l'observe d'un référentiel qui partage son mouvement à une vitesse proche de celle de la lumière, ou au contraire selon qu'on l'observe par rapport à un référentiel qui ne partage pas ce mouvement ; expérience souvent évoquée par le physicien à propos de la « dilatation des durées » parce qu'elle relève d'une expérience de laboratoire et non d'une « expérience de pensée » comme le fameux et spectaculaire « paradoxe des jumeaux » qui mêlait de plus des considérations d'accélération sortant du domaine de la relativité restreinte :

 

« Comparés à d'autres grandeurs telles que courant électrique, masse ou intensité lumineuse, le temps et la longueur ont en commun le fait qu'ils mesurent un intervalle soit entre deux instants, soit entre deux points.

Cette ressemblance n'est pas fortuite. Comme l'expliquent d'autres textes de cet ouvrage, l'une des idées maîtresses de la relativité est l'interdépendance des concepts d'espace et de temps. Nous en donnons ici un bref aperçu sur l'exemple de la désintégration du muon, particule instable dont la durée de vie moyenne vaut τ = 2 microsecondes. On ne peut vraiment comprendre la signification de cette durée qu'en analysant les processus à la fois dans l'espace et dans le temps. Le premier événement dans la vie du muon est sa production à la suite d'une collision entre particules ; nous l'observons en un point et à un instant donnés. Le second événement majeur est la réaction de désintégration du muon, qui se produit à un autre instant et généralement en un autre point. Or, la théorie de la relativité implique, et l'expérience établit, que l'intervalle de temps t observé entre ces deux événements ne coïncide avec le temps de vie τ = 2 μs du muon que si celui-ci naît et meurt en un même point de l'espace. Si le muon est mobile, le temps t que nous mesurons entre sa création et sa désintégration diffère de sa durée de vie propre τ = 2 μs. Plus précisément, en désignant par d la distance qu'il a parcourue entre ces deux événements, le temps propre et le temps de vie observé t satisfont à la relation

τ 2 = t2 – d2/c2

où la constance c est la vitesse de la lumière. Ainsi, un muon se déplaçant à une vitesse d/t voisine de c peut se manifester pendant un temps t considérablement supérieur à sa durée de vie propre τ = 2 μs, seule grandeur intrinsèque.

 

 

Figure 1. La combinaison de l'espace et du temps comme effet de perspective.

 

Ce phénomène ressemble à un effet de perspective. Considérons une règle de longueur ρ. C'est seulement si nous la regardons sous un angle droit que ses extrémités nous apparaissent distantes de x = ρ. Placée obliquement, comme le montre la figure 1, nous la voyons plus courte qu'elle n'est en réalité, puisque la relation

ρ 2 = x2 + y2

implique x < ρ. Le temps de vie propre t du muon est l'analogue de la longueur propre ρ de ra règle, les grandeurs observées sont le temps t dans un cas, la longueur x dans l'autre, et la vitesse d/t du muon joue le même rôle que l'inclinaison y/x de la règle ; l'effet de perspective dans l'espace-temps conduit à un allongement apparent du temps, à comparer au raccourcissement apparent de la distance pour la perspective ordinaire (conformément à la différence de signe entre les formules 1 et 2). »

 

Ce propos rejoint ceux de F. Balibar et J.-M. Lévy-Leblond : on y retrouve la question des paradoxes relativistes (pour le physicien, c'est une simple conséquence - et une conséquence simple -, confirmée par l'expérience, des principes de la théorie), l'évocation de ce qui est véritablement invariant, intrinsèque (la Relativité étant ainsi mal nommée car elle porterait au contraire sur le « non-relatif ») et enfin la référence à un « effet de perspective ». Mais l'intérêt de ce passage est d'expliciter la compréhension de ce dernier aspect et de le mettre en rapport avec le formalisme de Minkowsky. Si la perspective est ainsi réduite à un « effet » sans pour autant être évincée, c'est parce que ce qui est mis en avant c'est, conformément au formalisme minkowskien, le concept spatial de distance. Le formalisme, qui ne saurait être en tant que tel mis en question ici, infère une formulation qui, elle, est critiquable. En faisant de la métrique dans l'espace-temps l'analogue de la métrique dans l'espace euclidien à trois dimensions, on transpose implicitement une interprétation de la perspective dans « l'espace ordinaire » qui la subordonne à des considérations, semble-t-il plus objectives, de distance, ou de mesure. A la géométrie projective que nous avons évoquée à propos de Galilée, est préférée la géométrie métrique ; la différence est importante car les deux géométries ne définissent pas de la même manière l'égalité de deux lignes. Penchons-nous en effet sur les deux schémas suivants :

 

 

En géométrie métrique, contrairement à la géométrie descriptive ou projective, les lignes I1 et I2 ne sont pas égales, elles ne sont vues d'aucun point particulier ; elles sont d'ailleurs moins vues que – pour reprendre l’image cartésienne - touchées, mesurées comme « à tâtons » par le géomètre qui les arpente. Le sens du rapport entre les deux lignes est transformé dans le passage d'une géométrie à l'autre. Dans le premier cas, c'est par exemple le crayon tendu à bout de bras par le peintre, d'un certain point de vue, qui sert à rapporter deux lignes, perspectivement. Dans le second, prenons l'exemple de ces joueurs observant les boules qu'ils ont lancées et qui sont maintenant immobilisées au sol : ils doivent quitter leurs points de vue respectifs, se détacher de tout point de vue particulier, pour rapporter au plus près des boules, à leur voisinage immédiat[2], un cordon ou une règle, l'étalon de mesure qui leur permettra de s'accorder sur les distances « objectives » existant entre elles. Et l'on peut penser que le rapprochement ici proposé, entre la composition newtonienne de l'espace et du temps d’une part, et la perspective parallèle de l’autre, exprime l'analogie ou l'isomorphisme existant entre celle-ci et la géométrie euclidienne sur laquelle s'appuient les Principia Mathematica. D'un point de vue historique, l'éclipse à la fin du XVIème siècle, de la perspective centrale par la perspective parallèle manifesterait le rapprochement forcé de la « perspectiva artificialis » mise au point par les peintres de la Renaissance, avec la géométrie euclidienne (cf. P. Colar, La perspective en jeu. Les dessous de l'image, Gallimard, 1992 ; en particulier p. 54).

Or, la formulation par le physicien des phénomènes de dilatation et de contraction des mesures spatio-temporelles, rejoint, comme l'argumentation de Bergson, l'interprétation cartésienne du mouvement. Galilée proposait dans son Dialogue une définition fondée implicitement sur la géométrie projective, géométrie à laquelle il a contribué en montrant en particulier l'équipotence de deux lignes qui pourtant n'ont pas même longueur - comme dans le dessin ci-dessus les lignes I1 et I2 - si on les rapporte à un même centre de projection : « la ligne la plus longue ne contient pas plus de points que la ligne plus courte » ; proposition qui se rapporte directement au « phénomène merveilleux dans le mouvement des projectiles » exposé plus haut[3]. Descartes, au contraire, opposa explicitement à cette définition du Dialogue le concept de distance, la séparation réciproque et absolue entre deux points, plutôt que les aspects relatifs et « apparents » vus à partir de ceux-ci. La désignation de la théorie d'Einstein par le terme de « relativité » et sa compréhension à partir du formalisme de Minkowsky, relèverait ainsi du côté du physicien, du même phénomène de recouvrement ou d'occultation de l'origine galiléenne. En formulant son principe d'inertie, Newton donnait en quelque sorte raison à Descartes contre Galilée, et forçait l'idée galiléenne à entrer dans le cadre de la géométrie euclidienne fondée sur une certaine métrique : la pierre qui, selon Galilée, continue son chemin circulaire autour de la Terre, décrit en effet un changement de direction - causé par la force de gravitation terrestre - incompatible avec la ligne droite de la métrique euclidienne.

Là nous semble en effet résider le nœud du problème, et si nous voulons le défaire, il nous faut revenir, contre Descartes, au double départ galiléen et keplérien. A Bergson et au relativistes, il faut opposer l'exemple du Dialogue : la perspectivité est essentielle au mouvement - comme à la vision -, même si elle est paradoxale ; et la référence qui est faite du côté du métaphysicien comme du physicien, à la réciprocité des points de vue, comme à l'indifférence du réel « à tout choix du référentiel, à toute représentation qui essaie de le décrire » (M.A. Tonnelat, cf. supra p. 19) est comme la persistance de la distinction cartésienne et du partage métaphysique entre res cogitans et res extensa.

Dilatations des durées, contraction des longueurs, amalgame de l'espace et du temps, tous ces phénomènes ont bien une réalité : d'un certain côté, le physicien a ici raison - tout comme Galilée défendant le mouvement de la Terre contre les arguments des péripatéticiens - de vouloir la poser contre tout raisonnement qui s'efforcerait de la dissoudre ; mais dans un autre sens, le philosophe a raison de poser la négation des différences - tout comme Galilée faisant remarquer que le mouvement est, d'un autre point de vue, « comme nul ». Cependant cette opposition est, au regard de la logique, sans contenu, car de même qu'il n'y a aucune contradiction entre le mouvement du navire qui opère - du point de vue de la côte - et celui qui est « comme nul » - du point de vue des choses qu'il emporte -, il n'y a aucune contradiction entre la différence que mesure le physicien et l'identité à laquelle pense le philosophe. Au contraire, physique et philosophie trouvent ici un accord possible : leur opposition transformée en controverse, ne fait que traduire des perspectives qui, en tant que telles, ne se contredisent qu'en apparence, c'est-à-dire que d'elles seules, mais qui plutôt, si on cherche à les maintenir ensemble dans leur opposition même et désormais réelle, se complètent. Aussi entrevoyons nous la possibilité de rapporter physique et philosophie, et de dépasser le face à face stérile dans lequel l'une et l'autre semblent s'être enfermées. L'opposition demeure, mais ce n'est plus dans la direction du contenu ou de la matière car elles ne partagent pas le même dessein ou sens ; l'opposition est conservée dans une direction formelle ou transversale, sous la forme d'un paradoxe, celui de la perspectivité du mouvement et de la vision. Reconnaissons que le paradoxe n'existe, ni pour le physicien qui suit le sens logique partant de ses principes vers les phénomènes, ni pour le métaphysicien qui suit le chemin inverse ; le paradoxe existe pour une philosophie dont la méthode consiste à leur rendre leur domaine respectif, et qui essaie de maintenir en équilibre, à l'image du fléau d'une balance, les orientations légitimes en elles-mêmes de la physique et de la métaphysique. On entrevoit ainsi un nouveau sens à l'image qu'utilise Platon à la fin du livre VI de La République quand il évoque les deux sens opposés suivis par le géomètre et le philosophe : tout comme l'homme emporté par le navire qui regarde en arrière (respicere) et celui resté au port, l'un et l'autre s'opposent en dirigeant leur regard selon deux sens qui sont moins opposés que complé-mentaires.

Si nous voulons renouer le dialogue entre physique et philosophie, il faut donc relever - comme on relèverait, perpendiculairement au sol ou à l'horizon, un arbre qui serait tombé - le paradoxe, ou « l'apprivoiser » (cf. le livre d' Olivier Abiteboul : Le paradoxe apprivoisé, Flammarion, 1998). L'intuition bergsonienne peut nous y conduire : c'est l'intention du philosophe qui doit être relevée et qui se révèle alors encore féconde. Bergson pensait en effet que science et métaphysique devaient se féconder mutuellement par leur surface commune : « si l'insertion n'est pas parfaite, ce sera qu'il y a quelque chose à redresser dans notre science, ou dans notre métaphysique, ou dans les deux. » (La pensée et le mouvant, op.cit. p. 44). Ce « quelque chose à redresser », nous le voyons à présent du côté que nous indiquions par le terme de perspectivité. L'intuition bergsonienne nous semble plus que jamais digne d'être reprise, mais il ne s'agit plus d'opposer à la science, à la mécanique en particulier, l'intuition de la durée que le physicien, tenu à son point de vue, méconnaîtrait naturellement en allant dans le sens de la spatialisation. Nous l'avons entrevu à propos de la conception galiléenne : il s'agit - comme un fil que l'on fixerait en un point afin de pouvoir s'y tenir - de maintenir l'idée de la perspectivité du mouvement au sein de laquelle le temps, par son extension particulière, tient la place de la profondeur. Car la physique semble incapable de prendre en compte cette dimension, tout au moins l'interprétation de la relativité fondée, d'une part, sur la métrique minkowskienne et, d'autre part, sur la dichotomie du relatif et de l'absolu. Nous rejoignons sur ce point Étienne Klein quand il écrit :

 

« ... le physicien relativiste se doit d'avoir constamment à l'esprit l'espace-temps dans sa totalité, c'est-à-dire tous les événements - de tous les lieux et de tous les temps - des origines à la fin du monde. Cela induit progressivement chez lui la propension à se faire une représentation statique de l'espace-temps, où celui-ci est développé dans toute son étendue spatiale et temporelle. Il raisonne et légifère comme si l'espace-temps était totalement développé, immobilisé, gelé. Le temps perd alors à ses yeux sa spécificité de grandeur en devenir puisque la relativité met sur un pied d'égalité la symétrie gauche-droite propre à l'espace et la symétrie passé-futur. C'est pourquoi on peut dire qu'elle « spatialise » le temps, dépouillant ce dernier de son caractère irréversible. Avec elle, le physicien, ne serait sa modestie naturelle, pourrait devenir une sorte de Dieu dissertant comme s'il œuvrait dans l'éternité. » (Le temps, Flammarion, 1995, p. 50-51)

 



[1] Bergson évoque le § 29, Pars II, non seulement dans Durée et simultanéité, mais aussi dans Matière et mémoire et L'Evolution créatrice.

[2] La définition cartésienne du mouvement rappelée plus haut apparaît ainsi, d’un point de vue mathématique, comme la traduction, ou l’interprétation, de la définition galiléenne en termes de géométrie métrique. Elle opère la réduction du mouvement à l’espace, réduction que Bergson croira corriger – ou « revivifier » - en réduisant le caractère essentiel du mouvement dans le temps ou durée. Ici et là cependant, c’est la même défense du mouvement vrai contre les apparences ; ici, sur la base de l’immédiateté spatiale, là sur celle de l’immédiateté temporelle.

[3] Cette contribution galiléenne est rappelée par M. Boll dans son Histoire des mathématiques, PUF, 13ème édition 1979, p. 67.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de Laurent Lefetz
  • : C’est donc sous l’avatar de l’arbre que je confierai désormais de nouvelles feuilles. Car y a-t-il ici quelque chose de « nouveau » ? Comme l’a écrit Francis Ponge, l’arbre qui s’évertue, incorrigible en cela, à produire encore et toujours de nouvelles feuilles, finit par voir sa limite dans l’inexorable répétition du Même, l’éternel retour de l’être et de son anéantissement. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. »
  • Contact

Recherche

Liens