Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
30 décembre 2012 7 30 /12 /décembre /2012 19:02

III DURÉE ET PERSPECTIVE

 

 

1 / Une question de désignation

 

Nous comprenons maintenant mieux pourquoi Einstein lui-même a pu avoir l'idée de nommer sa théorie « Standpunkslehre », théorie du point de vue : en remontant aux fondements de la conception moderne du mouvement, il avait pressenti un point essentiel de son origine galiléenne[1]. La partie cinématique du mémoire de 1905 s'ouvrait en effet avec une « définition de la simultanéité » dans laquelle la mise en correspondance des mesures temporelles est « indépendante du point où se tient (Standpunkt en allemand) l'observateur doté d'une horloge » (traduction de l'article de 1905 in Relativités I, Albert Einstein, Œuvres choisies, Seuil ; p. 33). Cependant Einstein n'a pas ouvertement proposé une telle désignation ; en intitulant son article « Sur l'électrodynamique des corps en mouvement », il s'abstenait en fait de lui donner un nom. C'est la communauté scientifique qui la désignera comme « théorie de la relativité » ; il convient maintenant d'en comprendre les raisons.

D'une part, il est vrai que dans son article, Einstein mettait en avant le fameux « principe de relativité » et que cette désignation même était celle que Poincaré avait proposée au congrès de Saint-Louis de 1904 pour étendre l'idée galiléenne d'invariance des phénomènes mécaniques à tous les phénomènes de la physique, reprenant ainsi le « principe du mouvement relatif » avancé dans son livre La science et l'hypothèse (1902) qu'Einstein avait particulièrement étudié. Et c'est en effet une chose remarquable que de voir le terme mis en avant par Poincaré - dérivant d'ailleurs directement de la terminologie newtonienne -, devenir ensuite la marque essentielle et distinctive de la théorie. Or, l'originalité d'Einstein était bien dans cette nouvelle définition de la simultanéité d'où suivaient celles du temps et de l'espace, et qui allait à rencontre de celle que Newton avait présentée dans le scholie suivant ses définitions ; et ce n'est pas parce qu'elle radicalisait la conception newtonienne - temps et espace absolus n'ont pas de sens, la simultanéité est relative à chaque référentiel - qu'elle pouvait encore être interprétée et exprimée dans la terminologie opposant, dans  le sens que nous avons vu, absolu et relatif.

Il est une circonstance qui a pu jouer un rôle important dans la réception et la compréhension de la Relativité, c'est la formulation qu'en donna l’ancien professeur de mathématiques d'Einstein au Polytechnicum de Zurich, Hermann  Minkowsky. Reprenant les aspects quadridimensionnels du groupe des transformations que Poincaré avait associé dès juin 1905 à la transformation dite « de Lorentz »[2], Minkowsky développa et exposa en 1907 son formalisme de l'espace-temps.  On sait comment celui-ci repose sur l'idée de métrique étendue à un espace ayant quatre dimensions : alors que la théorie d'Einstein montrait le caractère relatif des mesures de temps et d'espace, le mathématicien proposait de considérer un continuum à quatre dimensions dans lequel la coordonnée de temps serait amalgamée aux trois autres coordonnées spatiales, et qui généraliserait la définition de la distance entre deux points  - ds2 = dx12, + dx22, + dx32 - par celle de la distance entre deux événements dans l'espace- temps : ds2 = dx12 + dx22 + dx32 – c2dt2 (cf. M. Paty, Einstein, Les Belles Lettres, 1997, p. 68). Ainsi, contrairement aux mesures d'espace et de temps qui sont relatives et dépendantes du référentiel choisi, la distance dans l'espace-temps entre deux événements est invariante et indépendante quelque soit le système de référence lorentzien utilisé. Non relative, indépendante de tout référentiel, la distance représentée par l'intervalle ds semblait pouvoir être dite « absolue ». Tel fut le pas que franchit Minkowsky en présentant  son formalisme :

 

« Désormais l'espace en lui-même et le temps en lui-même sont condamnés à s'évanouir comme de pures ombres, et seule une sorte d'union des deux conservera une réalité indépendante. » (Minkowsky, Conférence à la 80ème Assemblée des physiciens et naturalistes allemands, Cologne, 21 septembre 1908. Cité par S. Mavridès, La relativité, P.U.F., 1988, p. 50)[3].

 

Réticent devant ce qu'il considéra d'abord comme un simple « jeu » mathématique, Einstein accepta par la suite ce formalisme et, qui plus est, l'utilisa pour poursuivre la généralisation de sa théorie au mouvement accéléré :

 

        « De 1909 à 1912, alors que j'enseignais la physique théorique aux universités de Zurich et de Prague, je ne cessais de retourner ce problème dans tous les sens [il s'agit, comme le lui avait suggéré la découverte du principe d'équivalence, de l'extension du principe de relativité à des systèmes de coordonnées autres que ceux qui sont en mouvement rectiligne les uns par rapport aux autres]. En 1912, lorsque je fus nommé au Polytechnicum de Zurich, je m'étais considérablement rapproché de la solution du problème. L'analyse que H. Minkowsky avait faite des bases formelles de la théorie de la relativité restreinte s'avéra extrêmement importante. Elle peut être résumée en une phrase : l'espace quadridimensionnel possède une métrique pseudo-euclidienne (invariante) ; celle-ci détermine les caractéristiques expérimentalement observables de la métrique de l'espace ainsi que la forme du principe d'inertie, et, au-delà, la forme des systèmes d'équations qui sont invariants par transformation de Lorentz. Dans cet espace, il existe des systèmes de coordonnées privilégiés, à savoir les systèmes de coordonnées quasi-cartésiens qui sont en l'occurrence les seuls systèmes « naturels » (systèmes inertiels). » (texte autobiographique d'Einstein paru en 1955 à l'occasion du centenaire de la fondation du Polytechnicum de Zurich. Tome 5 des Œuvres choisies d'Albert Einstein, sous la direction de F. Balibar, Science, Éthique, Philosophie. Éditions du Seuil, Éditions du CNRS, 1991, p. 17)

 

Le formalisme minkowskien se révéla en effet d'une très grande fécondité sur le plan mathématique et contribua certainement par son pouvoir synthétique à promouvoir dans  les milieux scientifiques le mémoire de 1905 qui avait jusqu'alors suscité assez peu de réactions[4]. Ce qui nous semble important de noter, c'est que la formulation de Minkowsky entraînait avec elle au niveau de l'espace et du temps, et semblait confirmer, la terminologie de l'absolu et du relatif. Certes, celle-ci apparaissait déjà dans le § 2 de la partie cinématique du mémoire de 1905 : Einstein y démontrait contre la cinématique classique la « relativité des longueurs et des temps » à partir de la dénonciation des présupposés implicites à celle-ci reposant sur le droit qu'elle se donnait d'attribuer une signification absolue au concept de simultanéité[5]. Mais ce que Minkowsky apportait par sa formulation de la Relativité restreinte s'appuyant sur le formalisme de l'espace-temps, c'est l'affirmation d'un nouvel invariant et d'un nouvel absolu, là où Einstein s'était limité  à nier le caractère absolu de la simultanéité. Or, en utilisant le formalisme de Minkowsky, Einstein fit sienne aussi sa formulation, voire son interprétation, et il se retrouva dans la position curieuse, après s'être attaqué si fortement aux fondements de la théorie de Newton, de porter l'absoluité déchue de l'espace et du temps, au niveau de l’ « espace-temps » :

 

 «  Selon la théorie de la relativité restreinte, le continuum à 4 dimensions formé par l'union de l'espace et du temps retient le caractère absolu qui, selon la théorie précédente, appartenait à la fois à l'espace et au temps séparément. »

(Einstein, Essays in Science, Phil. Lib. New York 1934, cité par S. Mavridès, op. cit., p. 50)

 

Le développement de la Relativité générale allait confirmer cette envergure nouvelle de la théorie d'Einstein. Le 6 novembre 1919, Sir Arthur Eddington présentait devant la Royal Astromical Society et la Royal Society, les résultats de ses observations astronomiques conformes aux prédictions relativistes. L'espace-temps de la Relativité générale qui intégrait la gravitation dans un nouveau « système du monde », recevait ainsi une confirmation dont le retentissement dans les milieux scientifiques, mais aussi non-scientifiques, fut immense. Einstein fut célébré et reçu comme un nouveau Newton. C'est dans cette atmosphère de triomphe coïncidant avec la fin de la Première Guerre Mondiale[6], que Bergson allait tenter de faire entendre sa voix...

Or, sur cette question de la désignation de la théorie, il a toujours paru à bon nombre de commentateurs, combien le terme de relativité était inadéquat voire trompeur. Nous avons déjà cité F. Balibar (cf. première partie, p. 35) ; c'est la même remarque qui vient à J.-M. Lévy-Leblond lorsque Emile Noël (in L'espace et le temps aujourd'hui, Seuil, 1983, pp. 61-64) lui demande si la dilatation du temps, ou la contraction des longueurs, est une réalité. Le texte reproduit ici est particulièrement intéressant car il associe la désignation « mal venue » de relativité et la perspective ordinaire :

 

Emile Noël : « Tout de même il y a un autre aspect de cette notion de relativité. C'est que les mesures que l'on fait peuvent être modifiées selon les conditions. On dit, par exemple, que le temps se dilate, et que les longueurs peuvent se raccourcir. Mais est-ce une réalité ?

 

 J.-M. Lévy-Leblond : Oui, c'est une réalité, et qui renvoie justement au caractère relatif dont nous parlions tout à l'heure. Si l'on mesure précisément l'intervalle de temps entre deux phénomènes, on ne trouvera pas le même nombre, pas la même grandeur, selon que l'on fait cette mesure, encore une fois, dans un train en mouvement ou sur les rails. Il y a effectivement relativité des grandeurs physiques et donc variabilité suivant le point de vue. Cela dit, cette variation ne se fait pas n'importe comment. On parle par exemple de « dilatation des temps » ; c'est-à-dire, l'intervalle de temps entre deux phénomènes est toujours plus grand (il s'est « dilaté ») que lorsqu'on le mesure dans des conditions où les deux événements ont lieu au même endroit ; il y a dilatation par rapport à ce qui définit une mesure naturelle. En effet, pour mesurer l'intervalle de temps entre deux phénomènes, il est normal de le mesurer dans des conditions où ils ont lieu au même endroit. Par exemple, je reprends l'endormissement et le réveil du voyageur, le plus naturel est de mesurer la durée du sommeil dans le compartiment même où se réveille le voyageur. On obtient ainsi un certain intervalle de temps. L'idée de la dilatation des temps c'est que si l'on mesure cet intervalle d'un autre point de vue, du point de vue du cantonnier sur les rails (qui est en mouvement par rapport au dormeur), on trouve toujours une durée plus grande. De quoi est-il question ici ? A la fois d'un phénomène réel, objectif, disons, et en même temps d'une apparence. On ne saurait, je crois, mieux caractériser la situation qu'en décrivant cet effet comme un homologue exact dans l'espace-temps, d'un effet de perspective, ou de parallaxe, dans l'espace ordinaire. Si vous prenez un objet quelconque, par exemple une règle, et si au lieu de la regarder en la mettant directement devant vos yeux, perpendiculairement à votre ligne de vision, vous la disposez en oblique, elle a l'air raccourcie. Vous avez l'impression que les deux extrémités sont rapprochées l'une de l'autre. A la limite d'ailleurs, si vous la regardez directement dans son axe, sa longueur apparente est nulle. Mais vous savez très bien que c'est une illusion, ou plutôt un effet d'optique ! Et nous le savons si bien, qu'automatiquement notre esprit, et peut-être déjà notre œil, corrige cet effet ; quand nous voyons un objet se présenter à nous sous des apparences obliques, nous savons par avance que sa longueur réelle est plus grande que sa longueur apparente, nous savons qu'il ne faut pas être victimes des apparences. Eh bien, ce que nous avons appris à faire dans les dernières décennies par rapport à l'espace et au temps, c'est la même chose. C'est le même genre de corrections que fait le physicien. Quand il mesure la durée de vie d'une particule instable, si cette particule est en mouvement, il trouve un certain intervalle de temps, une certaine durée de vie dont il sait que ce n'est pas la « vraie » durée de vie de la particule, telle que la particule elle-même, si j'ose dire, la vit. Et il corrige donc son estimation, de même que l’œil corrige quand il voit une longueur quelconque sous un certain angle. Donc dilatation des temps, contraction des longueurs, effet réel oui, et en même temps effet de perspective, effet dû à ce que nous regardons les choses « de travers » dans l'espace-temps. Si nous les regardons « d'aplomb », alors nous arrivons à mesurer des grandeurs qui, pour le coup, ne sont plus des grandeurs relatives, mais des grandeurs absolues.

 

É. Noël : Mais, on peut se poser la question de savoir de quel point de vue se fait une telle mesure absolue.

 

J.-M. Lévy-Leblond : C'est précisément la question ! Il existe, je reprends mon exemple, différents procédés de mesure des longueurs dans l'espace ordinaire. Pour mesurer une longueur, celle d'un stylo ou d'un immeuble, il existe une mesure absolue qui consiste à disposer l'étalon de longueur parallèlement à l'objet mesuré. Et tout autre mesure prise en oblique, vous savez bien qu'elle n'est pas la bonne ; mais vous savez aussi comment calculer cette bonne valeur à partir des mauvaises ! Dans l'espace-temps, c'est la même chose, et les physiciens savent maintenant définir des grandeurs qui ne sont plus des grandeurs relatives, mais des grandeurs intrinsèques. C'est d'ailleurs pour cette raison que la terminologie de « relativité » est d'une certaine façon fort mal venue, parce que le but de la théorie de la relativité, le grand physicien Sommerfeld le disait déjà vers les années 1920, c'est précisément de s'occuper de ce qui n'est pas relatif, c'est d'arriver à accéder à ce qui est absolu, à ce qui est invariant, à ce qui ne dépend pas du point de vue ; ce qui est relatif, ce ne sont finalement que les apparences, qui nous permettent d'accéder à ce qui est plus profond, plus essentiel, plus intrinsèque - les grandeurs invariantes, les absolus. C'est si vrai que les physiciens modernes mettent systématiquement l'accent sur ces grandeurs invariantes qui constituent véritablement le point focal de leurs investigations. »

 

On pourrait ainsi multiplier les citations émanant du monde de la physique et des plus grands physiciens comme Sommerfeld, mais aussi Planck qui voit dans le progrès « du relatif vers l'absolu » une tendance de la physique, voire de la science en général (cf. le chapitre : Du relatif à l'absolu, in Initiations à la physique, Flammarion, Paris, 1941, p. 144 sq.). Or, après avoir présenté quelques textes importants ayant précédé le mémoire de 1905[7], nous pensons que ce genre de commentaires visant à contrebalancer le terme relatif par celui d'absolu, manque le lien essentiel qui relie le mémoire d'Einstein à l'origine galiléenne. Pour libérer ce lien, il faut remonter aux débats oubliés du XVIIème siècle - en particulier à la position qu'occupe Descartes entre Galilée et Newton -, à un moment où se sont nouées des conceptions mêlant à la fois physique et métaphysique, philosophie et mathématique.

 

Cette position singulière - on pourrait dire focale - de la philosophie cartésienne vis-à-vis de la physique et de la métaphysique modernes, que nous avons essayée d'esquisser à propos du mouvement, se manifeste dans un domaine parallèle, celui de la vision. En effet, les contributions à la physique issues du Monde ou Traité de la Lumière qui paraîtront en 1637 sous la forme de trois essais, la Dioptrique, les Météores, la Géométrie, et en 1644 dans les Principia Philosophiae, eurent un rôle capital dans l'interprétation, non seulement de la découverte galiléenne, mais aussi de la théorie de la vision dont Kepler avait su donner les bases dans ses Paralipomena ad Vitellionem de 1604 (trad. fr. et notes de C. Chevalley, Paralipomènes à Vitellion, Vrin, 1980). Comme l'a montré C. Chevalley, le livre de Kepler « a représenté une transformation aussi décisive pour l'histoire des idées que la découverte ultérieure des trois lois du mouvement des planètes dans l’Astronomia nova (1609) et les Harmonices Mundi (1621) » (cf. le texte « Nature et loi dans la philosophie moderne », in Notions de philosophie I ; Gallimard, 1995, p. 132). Par une expérience sans doute inspirée du célèbre portillon de Durer, et à l’encontre de l'ancienne théorie des rayons visuels émis de l’œil vers les objets, Kepler avait décrit le modèle optique analogue à celui de la chambre noire, à l’œuvre dans l'acte de voir. Montrant à partir des rayons lumineux émis par l'objet vu, la formation sur la rétine, point par point, d'une image ou « peinture », Kepler introduisait dans la science de la vision - comme Galilée, dans celle du mouvement - la découverte des peintres de la Renaissance. C. Chevalley le rappelle :

 

« L'idée que la condition de l'exactitude de la représentation est une déformation géométriquement réglée n'est pas nouvelle en elle-même au début du XVIIème siècle. Indépendamment de ses sources théologiques dans l’œuvre du pseudo-Denys, cette idée a une source directe dans la révolution picturale qui a accompagné la découverte et le perfectionnement des techniques perspectivistes en Italie à partir du Quattrocento » (ibid., p. 135).

 

Cette question ancienne de la vision, dont le livre de Kepler renouvelle l'intérêt de manière originale, tiendra dans la philosophie moderne une place très importante de Descartes à Merleau-Ponty en passant par Malebranche et Leibniz, Locke et Berkeley.[8]

Or, quand Descartes annule la perspectivité du mouvement par le recours à la géométrie euclidienne, il faut se souvenir de l'image présente dans la Dioptrique : l'aveugle qui touche les objets à l'aide d'un bâton, et qui s'avance en tâtant et en mesurant le sol, avec géométrie et méthode, fait comprendre comment la vision se construit en réglant les apparences visuelles « comme par une géométrie naturelle » (Dioptrique, « De la vision »). Aussi est-il remarquable que J.-M. Lévy-Leblond évoque à propos de « l'effet de perspective » que manifesterait dans l'espace-temps la « dilatation des temps », une correction du physicien déjà naturelle à l’œil. En conservant, aujourd'hui encore, la terminologie du relatif et de l'absolu implicite dans la désignation de la théorie et dont les présupposés remontent à Descartes, on se condamne peut-être à de faux problèmes, lointains échos de la condamnation de Galilée. Einstein a suivi cette voie et a repris comme allant de soi le partage traditionnel du relatif et de l'absolu ; mais ne s'est-il pas alors trouvé dans la position de ceux qui critiquaient la théorie de la Relativité quand il s'est agi de la mécanique quantique ? N'a-t-on pas vu Einstein s'acharner à proposer sans relâche des arguments toujours nouveaux contre la théorie quantique, et cela pendant des années, allant jusqu'à occuper une position d'isolement et d' « arrière-garde »[9] vis-à-vis de la communauté scientifique ? Et l'entêtement du physicien condamné à l'incompréhension et à l'isolement nous rappelle curieusement Bergson s'efforçant, quelques années plutôt, de dissiper ce qu'il appelait « l'apparence paradoxale de la théorie » en proposant une interprétation de la Relativité qui soit « complète ». Il importe donc de comprendre ce nœud d'incompréhensions si nous voulons réussir à renouer le fil qui relie aussi bien physique et philosophie, que relativité et complémentarité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] On pourrait par ailleurs étudier les formulations ayant précédé celle de Galilée et retracer une « préhistoire » de la relativité qui, évoquant les rôles - entre autres - de Nicolas de Cues, Copernic ou Giordano Bruno, s'écarterait cependant du tableau présenté par Koyré dans son livre Du monde clos à l'univers infini, dans la mesure où l'historien fondait son étude sur l'interprétation classique de la relativité. Bien qu'il fût convaincu de « l'unité de la pensée humaine », il lui a manqué, selon nous, dans son analyse historique de la pensée scientifique, la prise en compte, à côté des « idées transscientifiques, philosophiques, métaphysiques, religieuses », de la dimension de l'esthétique que l'on trouve par exemple chez Cassirer ou Panofsky ; cf. l'extrait du curriculum vitae rédigé par Koyré en février 1951 figurant dans le texte « Orientations et projets de recherches », Études d'histoire de la pensée scientifique, Gallimard, 1973, p. 11 sq. Galilée, en effet, peut bien apparaître en matière de critique d'art, « classique » - cf. l'article « Attitude esthétique et pensée scientifique » qui révèle de nombreux points d'accord de Koyré avec l'étude de Panofsky « Galileo as a critic of thé Arts », même recueil, p. 274 sq. -, il n'en demeure pourtant pas moins témoin averti et acteur de ce processus « de subjectivation du goût » qui caractérise les Temps modernes - voir L. Ferry, Homo aestheticus, Grasset, 1990 - et dont il importe de restituer la perspective.

[2] Cf. J.P. Auffray, L’espace-temps, Flammarion, 1996 ; p. 31 sq.

[3] Le philosophe peut entendre ici comme un lointain écho du mythe de la caverne : l'ombre, ou l'image, qui apparaît sur la paroi est celle d'une réalité « plus haute » qui seule mérite l'attention du regard et de la parole.

 

[4] Cf. G. Holton, L’imagination scientifique, Paris, Gallimard, 1981 ; p. 141.

[5] « Nous voyons donc, écrit Einstein à la fin du § 2, que nous n'avons pas le droit d'attribuer une signification absolue au concept de simultanéité, et que deux événements qui, du point de vue d'un système de coordonnées, sont simultanés ne peuvent plus être considérés comme des événements simultanés lorsqu'ils sont vus d'un autre système de coordonnées en mouvement relativement au premier. » (Relativités I, op. cit. p. 35)

[6] A propos de la réception des idées relativistes en France lire M. Biezunski, Einstein à Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1991.

[7] Einstein avait conscience de ce développement historique comme l'atteste cette remarque : « Pour ce qui est de la théorie de la relativité, il ne s'agit aucunement d'un acte révolutionnaire, mais bien de la poursuite du développement naturel d'une ligne que l'on peut suivre à travers les siècles. » Carl Seelig, Albert Einstein, eine dokumentarische Biographie, cité par Holton, p. 141.

[8] Cf. P. Hamou, La vision perspective (1435-1740), Payot & Rivages, 1995.

[9] A propos des critiques d'Einstein au congrès Solvay de 1927, Heisenberg rapporte le reproche qu'aurait fait Paul Ehrenfest au célèbre physicien : « Einstein, j'ai honte pour toi ; car tu argumentes maintenant de la même manière que tes adversaires contre la théorie de la relativité. » La partie et le tout, Flammarion, p. 115.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de Laurent Lefetz
  • : C’est donc sous l’avatar de l’arbre que je confierai désormais de nouvelles feuilles. Car y a-t-il ici quelque chose de « nouveau » ? Comme l’a écrit Francis Ponge, l’arbre qui s’évertue, incorrigible en cela, à produire encore et toujours de nouvelles feuilles, finit par voir sa limite dans l’inexorable répétition du Même, l’éternel retour de l’être et de son anéantissement. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. »
  • Contact

Recherche

Liens