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27 avril 2013 6 27 /04 /avril /2013 07:06

LA PERSPECTIVE DE L’ESPACE-TEMPS

 

1 / Introduction à la philosophie de la durée. Les deux sens de la vie

 

 

On peut entrer dans l’œuvre bergsonienne par bien des côtés, à chaque fois cependant on est sûr de rencontrer à un moment ou à un autre la question centrale du rapport entre espace et temps, question à laquelle se rattache immanquablement la critique de la position kantienne, comme si tout l’ensemble concourrait en cet axe et tournait en quelque sorte autour de lui. Une question semble marquer tout particulièrement cet axe central qui n’est pas sans rappeler les axes ou plans de symétrie que le cristallographe répertorie dans son analyse d’un cristal. Il s’agit de la question de l’orientation, ou du sens. On peut prendre comme exemple, à la suite de Bergson, la ligne orientée symbolisant pour les mathématiciens l’ensemble des nombres allant des négatifs vers les positifs, ou pour les physiciens la trajectoire parcourue par un mobile. Cet exemple est, explicitement ou non, omniprésent dans les textes bergsoniens. Il importe cependant de comprendre pourquoi l’analyse du philosophe, si séduisante et si féconde, reste cependant sous le coup d’une question lancinante qui se précisera au fil de nos lectures.

 

Première lecture

 

 

Nous pouvons aborder cette question dans un passage de Durée et simultanéité dans lequel Bergson cite d’abord Einstein et se permet de corriger, ou de compléter, le schéma que donne le physicien. Relisons donc le texte d’Einstein et celui du philosophe :

 

« Supposez qu’un train extrêmement long se déplace le long de la voie avec une vitesse v indiquée sur la figure 3. Les voyageurs de ce train préféreront considérer ce train comme système de référence ; ils rapportent tous les événements au train. Tout événement qui a lieu en un point de la voie a lieu

 

aussi en un point déterminé du train. La définition de la simultanéité est la même par rapport au train que par rapport à la voie. Mais il se pose alors la question suivante : deux événements (par exemple deux éclairs A et B) simultanés par rapport à la voie sont-ils aussi simultanés par rapport au train ? Nous allons montrer tout de suite que la réponse est négative. En disant que les deux éclairs A et B sont simultanés par rapport à la voie, nous voulons dire ceci : les rayons lumineux issus des points A et B se rencontrent au milieu M de la distance AB comptée le long de la voie. Mais aux événements A et B correspondent aussi des points A et B sur le train. Supposons que M’ soit le milieu du vecteur AB sur le train en marche. Ce point M’ coïncide bien avec le point M à l’instant où se produisent les éclairs (instant compté par rapport à la voie), mais il se déplace ensuite vers la droite sur le dessin avec la vitesse v du train. Si un observateur placé dans le train en M’ n’était pas entraîné avec cette vitesse, il resterait constamment en M, et les rayons lumineux issus des points A et B l’atteindraient simultanément, c’est-à-dire que ces rayons se croiseraient juste sur lui. Mais en réalité il se déplace (par rapport à la voie) et va à l’encontre de la lumière qui lui vient de B, tandis qu’il fuit la lumière lui venant de A. L’observateur verra donc la première plus tôt que la seconde. Les observateurs qui prennent le chemin de fer comme système de référence arrivent à cette conclusion que l’éclair B a été antérieur à l’éclair A. Nous arrivons donc au fait capital suivant. Des événements simultanés par rapport à la voie ne le sont plus par rapport au train, et inversement (relativité de la simultanéité). Chaque système de référence a son temps propre ; une indication de temps n’a de sens que si l’on indique le système de comparaison utilisé pour la mesure du temps. »

Ce passage [commente Bergson] nous fait prendre sur le vif une équivoque qui a été cause de bien des malentendus. Si nous voulons la dissiper, nous commencerons par tracer une figure plus complète (fig. 4).

 

 

On remarquera qu’Einstein a indiqué par des flèches la direction du train. Nous indiquerons par d’autres flèches la direction – inverse – de la voie. Car nous ne devons pas oublier que le train et la voie sont en état de déplacement réciproque. Certes, Einstein ne l’oublie pas non plus quand il s’abstient de dessiner des flèches le long de la voie ; il indique par là qu’il choisit la voie comme système de référence. Mais le philosophe, qui veut savoir à quoi s’en tenir sur la nature du temps, qui se demande si la voie et le train ont ou n’ont pas le même Temps réel – c’est-à-dire le même temps vécu ou pouvant l’être – le philosophe devra constamment se rappeler qu’il n’a pas à choisir entre les deux systèmes : il mettra un observateur conscient dans l’un et dans l’autre et cherchera ce qu’est pour chacun d’eux le temps vécu. Dessinons donc des flèches additionnelles. Maintenant ajoutons deux lettres, A’ et B’, pour marquer les extrémités du train : en ne leur donnant pas des noms qui leur soient propres, en leur laissant les appellations A et B des points de la Terre avec lesquels elles coïncident, nous risquerions encore une fois d’oublier que la voie et le train bénéficient d’un régime de parfaite réciprocité et jouissent d’une égale indépendance. Enfin nous appellerons plus généralement M’ tout point de la ligne A’B’ qui sera situé par rapport à B’ et à A’ comme M l’est par rapport à A et à B. Voilà pour la figure.

Lançons maintenant nos deux éclairs. Les points d’où ils partent n’appartiennent pas plus au sol qu’au train ; les ondes cheminent indépendamment du mouvement de la source.

Tout de suite apparaît alors que les deux systèmes sont interchangeables, et qu’il se passera en M’ exactement la même chose qu’au point correspondant M. Si M est le milieu de AB, et que ce soit en M qu’on perçoive une simultanéité sur la voie, c’est en M’, milieu de B’A’, qu’on percevra cette même simultanéité dans le train.

Donc, si l’on s’attache réellement au perçu, au vécu, si l’on interroge un observateur réel dans le train et un observateur réel sur la voie, on trouvera qu’on a affaire à un seul et même Temps : ce qui est simultanéité par rapport à la voie est simultanéité par rapport au train… » (SPN, Durée et simultanéité, pp. 98-100)

 

 

L’essentiel de l’interprétation bergsonienne de la Relativité tient dans ces lignes. Plus encore, c’est toute la philosophie de la durée qui se mobilise ici et s’expose dans une confrontation avec la physique qui tournera très vite à son désavantage. Le drame est qu’il ne pouvait en être autrement. Ce sont les principes mêmes de sa philosophie qui le conduisirent à la confrontation et, en même temps, à l’impasse. C’est pourquoi Durée et simultanéité mérite une place à part entière dans l’œuvre bergsonienne : la confrontation avec la Relativité révèle les principes et les limites d’une philosophie élaborant au fil des chapitres et des rééditions une argumentation de plus en plus serrée, telle un filet dans lequel elle s’immobilisera, condamnée au terme d’un procès dont elle avait été l’instigatrice.

Essayons de cerner comment la philosophie de la durée s’expose dans cette correction étonnante du texte d’Einstein. Il s’agit sur un exemple qui pourrait paraître attaché à un problème technique particulier – celui du sens à donner aux phénomènes spatio-temporels de la Relativité – de compléter les constructions intellectuelles de la science par les données immédiates de la conscience, la démarche suivie en un certain sens par la science - la physique en particulier - par la démarche inverse de la philosophie et de la métaphysique de la durée. L’exemple auquel s’applique le philosophe n’est particulier qu’en apparence car il s’agit de l’analyse du mouvement d’un mobile suivant une trajectoire, analyse première et fondamentale du bergsonisme. Or ce qu’il y a de profondément étonnant, c’est de voir le philosophe se faire, si l’on peut dire, ophtalmologue et vouloir nous présenter avec ses principes le cristal, ou le verre correcteur, à travers lequel il convient d’appréhender la Relativité afin de ne pas se laisser prendre à ces équivoques trompeuses entourant la « dislocation de la simultanéité » et la « contraction des longueurs ». Reconnaissons qu’il est difficile de discerner au premier abord un vice quelconque dans cette correction tant semble simple et limpide la précision apportée. Pourtant la conclusion à laquelle elle aboutit : « ce qui est simultanéité par rapport à la voie est simultanéité par rapport au train » est opposée à celle d’Einstein : « des événements simultanés par rapport à la voie ne le sont plus par rapport au train, et inversement ». On peut remarquer que d’un point de vue formel Einstein fait tenir ensemble, à propos de la simultanéité des deux éclairs distants, une proposition affirmative et une proposition négative, une thèse positive et une thèse négative qui semblent se contredire. Telle est justement la « dislocation » qui, paradoxale en apparence, doit être corrigée par Bergson dans le sens philosophique : la vision à travers le prisme qu’il nous tend ne laisse plus en effet apparaître de paradoxe. Il ne reste plus que deux propositions toutes deux affirmatives, la proposition négative semble avoir disparue comme un simple effet d’optique. La conclusion du philosophe et celle du physicien s’opposent mais pour Bergson il n’y a pas là de contradiction logique : celle du philosophe complète celle du physicien de la même manière que le sens de parcours d’une ligne n’est pas contradictoire avec le sens inverse. Il importe maintenant de comprendre le sens même de cette opposition. On ne peut tenir à la conclusion de Bergson qu’à la condition de tenir au système logique de la philosophie de la durée, ce que fit Bergson en ouvrant ainsi un procès qui l’opposa aux relativistes. Force est de constater cependant que la contradiction refusée aussi bien du côté du philosophe que du côté du physicien (il n’y a pas non plus de ce côté de contradiction logique à poser des résultats qui ne sont paradoxaux qu’en apparence), s’est maintenue à travers un procès ouvert entre deux positions qui n’est pas sans rappeler le face à face hostile de deux armées immobilisées dans leur tranchée respective. Mais entre la position du philosophe suivant les conséquences que justifiaient à ses yeux l’intuition de la durée, et celle que marquèrent à bon droit les relativistes en considérant le rapport de la théorie à l’expérience, il en est une troisième : comprendre la raison d’un tel décalage entre le travail conceptuel et expérimental du physicien avec son interprétation après passage à travers le prisme de la durée. Il y aurait peut être là quelque chose à gagner du côté de la philosophie mais aussi du côté de la physique : la possibilité d’ouvrir un débat véritable et de clore un affrontement stérile qui ne s’est jamais vraiment achevé. Telle est du moins l’interprétation bergsonienne de la relativité que nous cherchons ainsi à relever. Nous reprenons donc l’intention philosophique de Bergson en cherchant à la concilier avec le sens physique de la Relativité. L’interprétation que nous visons ne saurait par conséquent se cantonner uniquement à un seul côté, celui de la métaphysique ou celui de la physique : elle sera complète si elle parvient à les comprendre et à les rassembler dans une nouvelle unité.

Là où Bergson visait à résoudre le dédoublement apparaissant dans la théorie d’Einstein nous avons maintenant à nous pencher sur le dédoublement des deux textes déjà cités. Or il est une phrase que nous avons soulignée dans le premier et qui est absente du second : « M’ coïncide bien avec le point M à l’instant où se produisent les éclairs (instant compté par rapport à la voie), mais il se déplace ensuite vers la droite sur le dessin avec la vitesse v du train ». Einstein met l’accent sur une dissymétrie entre les deux systèmes ; il y a une différence entre les deux qui tient au mouvement lui-même :

 

« Si un observateur placé dans le train en M’ n’était pas entraîné avec cette vitesse, il resterait constamment en M, et les rayons lumineux issus des points A et B l’atteindraient simultanément, c’est-à-dire que ces rayons se croiseraient juste sur lui. Mais en réalité il se déplace (par rapport à la voie) et va à l’encontre de la lumière qui lui vient de B, tandis qu’il fuit la lumière lui venant de A. »

 

Bergson ne nie certes pas le mouvement de M’. Il lui refuse ce caractère dissymétrique, ou cette orientation, et lui adjoint le mouvement pour ainsi dire complémentaire de M en reconduisant la définition que Descartes opposait à celle de Galilée. Ce n’est plus le mouvement de M’ par rapport à M qui est pertinent, mais le mouvement réciproque de M et M’. S’estompe ainsi la singularité, aux conséquences jugées paradoxales, du mouvement de M ; s’estompe aussi ce caractère singulier pour le mouvement de M’ d’être orienté vers la droite : il se dédouble suivant M qui se déplace de manière réciproque, lui aussi, vers la droite. C’est qu’en réalité le philosophe se réserve ici le droit de pouvoir se placer, contrairement au physicien, aussi bien dans le train que sur la voie :

 

« … en marquant le double groupe de flèches, nous avons renoncé à adopter un système de référence ; nous nous sommes placés par la pensée, à la fois, sur la voie et dans le train ; nous avons refusé de devenir physicien. Nous ne cherchions pas, en effet, une représentation mathématique de l’univers : celle-ci doit naturellement être prise d’un point de vue et se conformer à des lois de perspective mathématique. Nous nous demandions ce qui est réel, c’est-à-dire observé et constaté effectivement. » (pp. 101-102)

 

L’atténuation de cette singularité pour le mouvement d’être orienté vers la droite (ou vers la gauche) n’a l’air de rien ; on peut continuer à dire que le train se déplace, tout comme la voie, vers la droite… Pourtant ce rien est lourd de sens et de conséquences. C’est ni plus ni moins que l’orientation en tant que caractère réel du mouvement qui disparaît, ou plutôt se dédouble. Ce qui nous amène à nous poser cette question : peut-on considérer l’orientation comme un caractère second ou accidentel du mouvement ? Ce qui nous reconduit directement à la question de la réalité des objets symétriques niée par Leibniz dans sa confrontation avec Clarke et rétablie par Kant. Gardons de cette première lecture la conclusion provisoire suivante : au schéma orienté →, ou schéma unilatéral, Bergson substitue le double groupe de flèches, ou schéma bilatéral ↔. Continuons à nous demander ce que peut signifier cette substitution quant à la question de l’orientation. Pourquoi ne pas accepter après tout la substitution du premier par le second ? C’est qu’elle touche au plus près au problème essentiel que Bergson lui-même s’était attaché à résoudre dès qu’il a commencé à philosopher, celui de la nature du temps. Ne se représente-t-on pas en effet le cours du temps selon l’image de la ligne suivie de manière orientée et irréversible ? N’est-ce pas là l’image du temps dont Bergson a dès le début voulu combattre les conséquences néfastes ? Faut-il donc aller à l’encontre d’un vice originel de notre pensée et de notre perception, ou bien, si vice il y a, ne s’est-il pas introduit subrepticement à travers les détours de la dialectique que dut nécessairement emprunter le philosophe pour exprimer son intuition originelle ?

 

Deuxième lecture

 

 

C’est ici l’occasion de remonter trente quatre ans en amont de ce premier passage. On trouve en effet l’allusion à la question de l’orientation dès le départ de la philosophie de la durée, dans le second chapitre des Données immédiates de la conscience où se mettent en place les principes du philosophe autour d’une critique de l’Esthétique transcendantale. Ce qui se lit dans ce chapitre fondamental, c’est la volonté de Bergson de poursuivre plus avant la critique de Kant. Si le philosophe de Königsberg a le mérite d’avoir dégagé les concepts d’espace et de temps des concepts de l’entendement, il a insuffisamment marqué la différence réelle qui oppose comme deux principes de différenciation l’ordre de la quantité et du simultané de celui de la qualité et de la succession. Dans l’Esthétique transcendantale en effet, Kant a montré que l’espace et le temps ne sont pas des concepts de l’entendement mais des intuitions, qui plus est, pures (expositions métaphysiques des concepts d’espace et de temps). Il s’agit pour Bergson d’une voie ouverte en philosophie qu’il convient de poursuivre. Le rejet de tout caractère intellectuel doit être maintenu à propos du rapport entre l’espace et le temps si l’on ne veut pas condamner la raison théorique à de faux problèmes :

 

« … des sensations inextensives resteront ce qu’elles sont, sensations inextensives, si rien ne s’y ajoute. Pour que l’espace naisse de leur coexistence, il faut un acte de l’esprit qui les embrasse toutes à la fois et les juxtapose ; cet acte sui generis ressemble assez à ce que Kant appelait une forme a priori de la sensibilité.

Que si maintenant on cherchait à caractériser cet acte, on verrait qu’il consiste essentiellement dans l’intuition ou plutôt dans la conception d’un milieu vide homogène. Car il n’y a guère d’autre définition possible de l’espace : c’est ce qui nous permet de distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées : c’est donc un principe de différenciation autre que celui de la différenciation qualitative, et, par suite, une réalité sans qualité… (SPN,

Données immédiates de la conscience, pp. 70-71)

 

Tel est le thème directeur que Bergson sera amené à préciser de livre en livre jusqu’à la confrontation avec la Relativité. Or, on peut remarquer que Bergson reprend ici la question kantienne des objets symétriques. Si, comme Kant l’a souligné en distinguant l’ordre du concept de celui de l’intuition, la différence entre la gauche et la droite est bien réelle, Bergson croit devoir aller plus loin : il faut poursuivre cette distinction dans l’ordre de l’intuition et ne pas confondre une intuition encore entachée d’intelligibilité, celle de l’espace, avec l’intuition proprement dite, épurée de toute intrusion spatiale, l’intuition de la durée. Comme le développera L’Evolution créatrice, l’espace a pris chez l’homme une forme intellectuelle considérée « toute faite » par Kant et dont il faut au contraire prendre en compte la genèse à l’occasion de son insertion dans la matière. Tel est le partage par lequel Bergson s’efforce de corriger la problématique kantienne : à l’encontre de l’intuition purement humaine de l’espace, entachée en quelque sorte d’un vice qui a sa raison dans le cours accidentel suivi par la vie à travers la matérialité, il faut retrouver l’intuition proprement dite et originelle, intuition du qualitatif que signale l’instinct des animaux et dont nous avons gardé quelque chose comme le montre le « sentiment naturel » que nous avons de notre droite et de notre gauche :

 

« … il faudrait (donc) distinguer entre la perception de l’étendue et la conception de l’espace : elles sont sans doute impliquées l’une dans l’autre, mais, plus on s’élèvera dans la série des êtres intelligents, plus se dégagera avec netteté l’idée indépendante d’un espace homogène. En ce sens, il est douteux que l’animal perçoive le monde extérieur absolument comme nous, et surtout qu’il s’en représente tout à fait comme nous l’extériorité. Les naturalistes ont signalé, comme un fait digne de remarque, l’étonnante facilité avec laquelle beaucoup de vertébrés et même quelques insectes arrivent à se diriger dans l’espace. On a vu des animaux revenir presque en ligne droite à leur ancienne demeure, parcourant, sur une longueur qui peut atteindre plusieurs centaines de kilomètres, un chemin qu’ils ne connaissaient pas encore. On a essayé d’expliquer ce sentiment de la direction par la vue ou l’odorat, et plus récemment par une perception des courants magnétiques, qui permettrait à l’animal de s’orienter comme une boussole. Cela revient à dire que l’espace n’est pas aussi homogène pour l’animal que pour nous, et que les déterminations de l’espace, ou directions, ne revêtent point pour lui une forme purement géométrique. Chacune d’elles lui apparaîtrait avec sa nuance, avec sa qualité propre. On comprendra la possibilité d’une perception de ce genre, si l’on songe que nous distinguons nous-mêmes notre droite de notre gauche par un sentiment naturel, et que ces deux déterminations de notre propre étendue, nous présentent bien alors une différence de qualité ; c’est même pourquoi nous échouons à les définir… » (SPN,

Données immédiates de la conscience, pp. 71-72)

 

Cette deuxième lecture apporte un éclairage important concernant la question de l’orientation en soulignant comment, loin d’être seconde ou excentrée par rapport à la philosophie de la durée, elle occupe bien plutôt une place de premier plan, ou un axe central : c’est ni plus ni moins que la problématique kantienne qui se voit – comme le texte d’Einstein – corrigée et complétée. A condition de creuser sous les apparences de l’expérience donnée de prime abord, on voit la limite entre concept et intuition se déplacer et passer entre l’espace, milieu homogène dans lequel se constitue l’intelligence, et le temps vrai ou durée. Il se produit ici également un curieux détournement. La proposition visée – celle de Kant comme celle d’Einstein – n’est pas purement et simplement niée, elle est traduite comme une vérité partielle et insuffisamment exprimée. La différence des objets symétriques relève bien de l’intuition et non du concept, mais il faut distinguer la part de l’espace de celle de la durée : relevant de la qualité, cette différence est essentiellement indicible et toute expression ou caractérisation mathématique en est déjà une traduction spatiale, et en ce sens une trahison. C’est ce qui apparaît quelques lignes plus loin lorsque Bergson, critiquant les philosophes qui « ont cru pouvoir construire la représentation de l’espace avec celle de la durée » (p. 74), en vient à dénoncer la réduction inverse, la projection du temps dans l’espace et l’expression de la durée dans l’étendue, la symbolisation du temps par une ligne :

 

« … familiarisés avec [l’idée de l’espace], obsédés même par elle, nous l’introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer… »

 

C’est alors la symbolisation même du sens de la ligne, de l’ordre suivi entre un avant et un après, qui, parce qu’elle renvoie encore à une saisie du simultané, est une intrusion pernicieuse de l’espace. Bergson continue en effet :

 

« … Remarquons que cette dernière image implique la perception, non plus successive, mais simultanée, de l’avant et de l’après, et qu’il y aurait contradiction à supposer une succession, qui ne fût que succession, et qui tînt néanmoins dans un seul et même instant. Or, quand on parle d’un ordre de succession dans la durée, et de la réversibilité de cet ordre, la succession dont il s’agit est-elle la succession pure, telle que nous la définissions plus haut et sans mélange d’étendue, ou la succession se développant en espace, de telle manière qu’on en puisse embrasser à la fois plusieurs termes séparés et juxtaposés ? La réponse n’est pas douteuse : on ne saurait établir un ordre entre des termes sans les distinguer d’abord, sans comparer ensuite les places qu’ils occupent ; on les aperçoit donc multiples, simultanés et distincts ; en un mot, on les juxtapose, et si l’on établit un ordre dans le successif, c’est que la succession devient simultanéité et se projette dans l’espace. » (SPN, p. 76)

 

Nous retrouvons là soulignée cette contradiction fondamentale pour Bergson et dont l’évitement commande l’argumentaire du philosophe et l’entraînera dans son procès avec les relativistes : ce qui est succession ne peut à la fois tenir en un seul instant, la durée n’a rien de l’espace. On ne peut donc maintenir sur le même plan, celui de l’intuition pure, l’espace et le temps. Le premier relève de l’entendement – il en constitue pour ainsi dire son milieu naturel et nourricier –, seul le second relève proprement de l’intuition. Durée et simultanéité est déjà inclus dans ces lignes. Nous comprenons mieux maintenant pourquoi Bergson se doit de compléter le schéma orienté, vers la droite, par le double groupe de flèches. Le schéma du physicien n’est que l’expression insuffisante, car symbolique, de la réalité : l’orientation ainsi marquée, le sens même donné à la ligne, relève de l’espace et de l’entendement, non de la durée et de l’intuition. L’orientation est arbitraire, seconde, et risque de trahir la nature du temps. A travers la correction du texte d’Einstein, c’est la correction bergsonienne du texte kantien qui transparaît.

 

Troisième lecture

 

 

C’est en effet la même nécessité qui conduit Bergson à compléter le texte d’Einstein, et plus fondamentalement encore, celui de Kant sur l’espace et le temps. Notre deuxième lecture permet de mettre en avant ce qui est peut être la motivation profonde du philosophe. Il s’agit de la proposition considérée comme une impossibilité logique : une succession tenant dans un seul instant (proposition, notons le en passant, que mettra en avant en 1905 la Relativité pour des référentiels différents de l’espace-temps). Si une telle chose se produit, il est nécessaire alors d’en rendre raison : la succession ne l’est qu’en apparence, il s’agit de la succession se développant en espace. On doit alors corriger ce qui apparaît dans l’expérience en démêlant la durée véritable de l’espace. Cette opposition jugée inacceptable en 1889 entraîne le lecteur qui en accepte le principe à l’opposition complémentaire et salutaire des deux lectures de la Relativité telle qu’elle sera exprimée en 1922. Il y a donc pour Bergson deux types d’oppositions selon que s’y manifeste ou non une contradiction logique. Or la philosophie de la durée traduit ici sa confrontation principielle avec Kant qui avait défendu la distinction entre opposition logique et opposition réelle. Une troisième lecture va nous permettre d’illustrer ce mélange étonnant de proximité et d’écart entre les deux philosophes. Il s’agit d’un passage de L’Evolution créatrice dans lequel Bergson cherche à montrer ce qui distingue l’inconscience d’une pierre et l’inconscience d’un animal, une conscience nulle et une conscience annulée :

 

« … Conscience nulle et conscience annulée sont toutes deux égales à zéro ; mais le premier zéro exprime qu’il n’y a rien, le second qu’on a affaire à deux quantités égales et de sens contraire qui se compensent et se neutralisent (c’est nous qui soulignons). L’inconscience d’une pierre qui tombe est une conscience nulle : la pierre n’a aucun sentiment de sa chute. En est-il de même de l’inconscience de l’instinct, dans les cas extrêmes où l’instinct est inconscient ? Quand nous accomplissons machinalement une action habituelle, quand le somnambule joue automati-quement son rêve, l’inconscient peut être absolue ; mais elle tient, cette fois, à ce que la représentation de l’acte est tenue en échec par l’exécution de l’acte lui-même, lequel est si parfaitement semblable à la représentation et s’y insère si exactement qu’aucune conscience ne peut plus déborder. La représentation est bouchée par l’action. La preuve en est que, si l’accomplissement de l’acte est arrêté ou entravé par un obstacle, la conscience peut surgir. Elle était donc là, mais neutralisée par l’action qui remplissait la représentation. L’obstacle n’a rien créé de positif ; il a simplement fait un vide, il a pratiqué un débouchage. Cette inadéquation de l’acte à la représentation est précisément ici ce que nous appelons conscience… » (pp. 144-145)

 

Dans ce passage Bergson reprend quasi textuellement les termes utilisés par Kant dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives. On assiste cependant à un usage étonnant de la distinction kantienne. Là où Kant, en effet, cherchait à introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives, Bergson va bien au-delà de l’attente de son prédécesseur. On retrouve certes tous les éléments de l’analyse kantienne : deux sens du zéro selon qu’il résulte d’un « rien » ou de l’opposition de deux quantités égales et inverses. Pourtant, et comme dans le texte d’Einstein retraduit dans Durée et simultanéité, un décalage troublant subsiste. Cette parenté peut se reconnaître dans la même affirmation de deux sens opposés. Alors que Kant s’efforce de donner un sens au concept de grandeurs négatives en s’appuyant sur l’image d’une ligne orientée selon un sens, Bergson pose la réalité première de deux sens opposés. Nous retrouvons ici la substitution du schéma unilatéral par le schéma bilatéral. Comme à propos de la réalité des figures symétriques évoquée dans l’Essai, ou comme pour l’orientation du schéma einsteinien dans Durée et simultanéité, c’est la réalité propre, ou première, du négatif que Bergson nie, ou plutôt détourne de son sens. L’essai d’explicitation de Kant est traduit selon deux positivités inverses l’une de l’autre. Le système bergsonien s’est ainsi constitué dès son départ autour d’une certaine interprétation de l’opposition réelle, interprétation qui sera ouvertement exprimée dans L’Evolution créatrice à propos de l’idée de néant. Or la réalité du négatif niée et comme refoulée par Bergson s’est manifestée, ou retournée contre lui, dans la négation que lui opposèrent les relativistes. Il convient donc de réexaminer l’intuition du philosophe qui s’est exprimée dès son départ autour de la séparation entre succession et simultanéité, l’opposition entre les formes sensibles de l’espace et du temps ne faisant que renvoyer à l’opposition du concept et de l’intuition.

 

Quatrième lecture

 

 

Ce thème de l’opposition occupe une place principielle dans le système bergsonien. Plus qu’aucun autre il focalise à nos yeux fascination et insatisfaction. Autour de lui en effet, les idées s’enchaînent et se complètent, le système se forme et ne semble rien laisser dans l’ombre, mise à part peut-être une question lancinante… Une double confrontation lui donne sa matière : celle avec Kant d’abord, originelle et omniprésente, celle avec la Relativité ensuite, apparemment technique et ponctuelle. Ici et là, c’est la même impression d’être devant la reconstitution d’un objet jugé incomplet, un moulage scrupuleux qui manque cependant sur un point essentiel ce qu’il croyait pouvoir compléter. Essayons de comprendre en effet comment Bergson dénonce et cherche à dépasser les oppositions logiques et artificielles qui résultent des découpages inadéquats opérés par l’entendement. Relisons pour cela les dernières pages de Matière et mémoire. A la fin d’une étude qui s’est concentrée sur le rapport de la représentation à la chose, question où s’opposent idéalisme et réalisme, Bergson pense avoir dépassé l’antinomie entre l’esprit et la matière, l’âme et le corps, ou encore « la triple opposition de l’inétendu à l’étendu, de la qualité à la quantité, et de la liberté à la nécessité ». Pour lever cette triple opposition, le philosophe met en avant les idées complémentaires de tension et d’extension. Il s’agit de dénoncer les séparations arbitraires opérées par l’entendement, séparations qui ensuite l’embarrassent quand il s’agit de spéculer. L’opération de l’entendement, qu’il reprochera à Kant d’avoir considéré comme définitive pour le statut de la connaissance, est celle qui dédouble des « réalités souples » et obtient d’un côté un cadre rigide, de l’autre une matière informe :

 

« Ainsi, par l’idée de tension nous avons cherché à lever l’opposition de la qualité à la quantité, comme par l’idée d’extension celle de l’inétendu à l’étendu. Extension et tension admettent des degrés multiples, mais toujours déterminés. La fonction de l’entendement est de détacher de ces deux genres, extension et tension, leur contenant vide, c’est-à-dire l’espace homogène et la quantité pure, de substituer par là à des réalités souples, qui comportent des degrés, des abstractions rigides, nées des besoins de l’action, qu’on ne peut prendre ou laisser, et de poser ainsi à la pensée réfléchie des dilemmes dont aucune alternative n’est acceptée par les choses. » (p. 278)

 

On peut saisir ici ce que Bergson oppose à cette distinction trop intellectuelle de la forme et de la matière. Ainsi concernant la première opposition, ce qui est réel ce n’est ni l’étendue divisée du côté de la matière, ni les sensations inextensives du côté de la conscience, mais « quelque chose d’intermédiaire entre l’étendue divisée et l’inétendu pur ; c’est ce que nous avons appelé l’extensif. » Là où la pensée naturelle aboutit à une différence de nature et au dédoublement logique de l’étendu et de l’inétendu, Bergson défend l’existence réelle ouverte des deux côtés dans la continuité d’une différence de degrés. Il y a bien pour Bergson deux côtés mais sans opposition logique, dans une opposition réelle. On retrouve l’affirmation de deux sens et la manière de l’aborder à l’encontre du travail de l’entendement :

 

« Et les deux directions opposées dans lesquelles nous poursuivons ce double travail s’ouvrent à nous tout naturellement, car il résulte des nécessités mêmes de l’action que l’étendue se découpe pour nous en objets absolument indépendants (d’où une tendance pour subdiviser l’étendue), et qu’on passe par degrés insensibles de l’affection à la perception (d’où une tendance à supposer la perception de plus en plus inextensive). Mais notre entendement, dont le rôle est justement d’établir des distinctions logiques et par conséquent des oppositions tranchées, s’élance dans les deux voies tour à tour , et dans chacune d’elle va jusqu’au bout. Il érige ainsi, à l’une des extrémités, une étendue indéfiniment divisible, à l’autre des sensations absolument inextensives. Et il crée ainsi l’opposition dont il se donne ensuite le spectacle. » (SPN, p. 276)

 

La compréhension bergsonienne du négatif s’éclaire à la lumière du schéma d’Einstein, ou schéma orienté. L’opposition logique, ou le paradoxe, à laquelle conduit l’entendement a comme raison une opposition réelle que la philosophie de la durée peut seule révéler : là où l’entendement est dans l’obligation de suivre chacune des deux directions tour à tour et se trouve alors confronté à un dilemme ou à une contradiction logique tenant ensemble deux propositions opposées, le philosophe peut les considérer toutes deux à la fois. Nous retrouvons la distinction kantienne interprétée dans le sens du partage entre intuition et entendement, durée et espace. Il en est de même pour l’opposition de la qualité à la quantité, de la conscience au mouvement. Cette fois c’est l’idée de tension et la continuité de degrés parcourus en deux sens qui permet de lever l’opposition :

 

« Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation, et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n’y a donc qu’une différence de rythme de durée, une différence de tension intérieure. » (p. 278)

 

Ayant repris le problème de la représentation posé par Kant, Bergson pense en avoir dépassé la limitation de principe. L’antinomie de la chose et de la représentation, de la matière et de l’esprit, disparaît dans sa triple expression des catégories de la quantité, de la qualité et de la relation. Aux deux premières répondent les idées d’extension et de tension qui d’ailleurs se fondent à propos de la troisième dans la même relation à double sens. Entre la matière soumise de part en part à la nécessité et l’esprit manifestant sa liberté, le vide et le hiatus n’existent qu’à travers le prisme dédoublant de l’entendement. Et la critique kantienne en déclarant la métaphysique impossible en tant que connaissance n’a fait qu’établir les limites d’une métaphysique qui ne serait que d’entendement. Or, pour la philosophie de la durée qui puise toute son énergie dans la négation du vide en tant qu’il n’est qu’un mirage de l’entendement, une continuité existe entre matière et esprit, entre nature et liberté. Un fil relie les deux bouts que réalisme et idéalisme ont rompu, et ce fil est constitué en chacun de ses points par les deux sens où s’opposent d’une manière non logique et réelle, les manifestations antagonistes de la conscience :

 

« … (la nature peut) être considérée comme une conscience neutralisée et par conséquent latente, une conscience dont les manifestations éventuelles se tiendraient réciproquement en échec et s’annuleraient au moment précis où elles veulent paraître. » (p. 279)

 

Ainsi s’achève Matière et mémoire en renvoyant non seulement à l’ouvrage qui l’a précédé mais aussi à celui qui lui succédera. Comme l’écrit M. F. Worms pour souligner le « changement profond entre les deux livres de 1896 et 1907 » :

 

« Tout se joue en effet autour du statut de la vie : en rapportant la spatialisation à l’action du corps et aux nécessités de la vie, Bergson en assure le fondement et en étend la portée. Mais il s’interdit aussi de lui laisser un pur statut imaginaire ou irréel (comme il le fait pourtant d’abord) : il faudra bien lui trouver une place dans l’être, sans sacrifier sa spécificité spatiale, donc non seulement dans la continuité, mais aussi en opposition avec la « vie de l’esprit » et la durée. La fonction purement critique de la vie du corps, au sein de la vie de l’esprit, dans Matière et mémoire, qui permet de résoudre le problème psychologique de l’Essai, et d’en tirer le programme psychologique et métaphysique de ce nouveau livre, renouvelle aussi un problème, celui de sa portée métaphysique, au sein désormais de la vie elle-même, que Bergson devra affronter directement. L’Evolution créatrice fera ainsi des « deux sens de la vie », également réels, quoique de sens opposés, au sein d’une même réalité, une nouvelle solution au problème même de l’Essai, celui posé par la distinction entre la durée et l’espace. » (Bergson ou les deux sens de la vie, PUF, 2004, p. 118)

 

Cinquième lecture

 

 

C’est en effet cette même double relation qui se voit reprise et exaltée au plus haut point dans le troisième livre de Bergson à travers l’opposition proprement cosmique de la matière et de la vie :

 

« … la réalité de la vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse, et chacun de ces deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux indivisé, indivisée aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants ». (L’Evolution créatrice, p. 250)

 

C’est ici tout le troisième chapitre qui se concentre autour du schéma bilatéral. On a le sentiment en lisant ces pages de se trouver en un sommet de la philosophie bergsonienne. En ce point où l’on se trouve au plus près des principes ayant guidé l’ascension du philosophe, des ouvertures surprenantes et vertigineuses s’offrent à la vue : avec ce schéma, on comprend au sein d’une même unité les deux sens de la connaissance opposés et complémentaires de la science et de la métaphysique :

 

« C’est l’être même, dans ses profondeurs que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie » (p. 200)

 

Notre propre conscience nous donne en effet à éprouver « l’unité vraie, intérieure et vivante » de la nature qui nous entoure et dont nous faisons partie, dans ce double mouvement de tension, de concentration voire d’ascension d’une part, de détente, de relâchement ou de descente d’autre part. C’est alors l’espace et l’intelligence dont Bergson retrace la genèse qui constituent en nous ce versant descendant de la vie que nous appelons matérialité en dehors de nous. Une autre solution des antinomies de la raison à laquelle Kant ne pouvait songer parce qu’il avait « mis a priori le temps sur la même ligne que l’espace », s’ouvre alors :

 

« Cette solution consisterait d’abord à considérer l’intelligence comme une fonction spéciale de l’esprit, essentiellement tournée vers la matière inerte. Elle consisterait ensuite à dire que ni la matière ne détermine la forme de l’intelligence, ni l’intelligence n’impose sa forme à la matière, ni la matière et l’intelligence n’ont été réglées l’une sur l’autre par je ne sais quelle harmonie préétablie, mais que progressivement l’intel-ligence et la matière se sont adaptées l’une à l’autre pour s’arrêter enfin à une forme commune. Cette adaptation se serait d’ailleurs effectuée tout naturellement, parce que c’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses. » (p. 207).

 

L’unité double qui bat au cœur de notre conscience dévoile alors les deux ordres inverses :

 

« Or, supposons qu’il y ait deux espèces d’ordre, et que ces deux ordres soient deux contraires au sein d’un même genre. » (p. 223),

 

deux sens de la connaissance, dessinent alors les programmes respectifs de la physique et de la métaphysique, celle-ci enfin libérée de limites artificielles et prenant conscience de son autonomie vis-à-vis de celle-là :

 

« La physique comprend son rôle quand elle pousse la matière dans le sens de la spatialité ; mais la métaphysique a-t-elle compris le sien quand elle emboîtait purement et simplement le pas de la physique, avec le chimérique espoir d’aller plus loin dans la même direction ? Sa tâche propre ne serait-elle pas, au contraire, de remonter la pente que la physique descend, de ramener la matière à ses origines, et de constituer progressivement une cosmologie qui serait, si l’on peut parler ainsi, une psychologie retournée. Tout ce qui apparaît comme positif au physicien et au géomètre deviendrait, de ce nouveau point de vue, interruption ou inversion de la positivité vraie, qu’il faudrait définir en termes psychologiques. » (p. 209)

 

La source de l’illusion est encore une fois de suivre le sens tracé par l’intelligence et de prendre comme positivité ce qui n’est que l’inverse de la « positivité vraie ». La positivité apparente provient du fait que l’intelligence suit justement un ordre de même sens :

 

« Et cet ordre et cette complication lui font nécessairement l’effet d’une réalité positive, étant de même sens qu’elle. »

 

La métaphysique dogmatique tombe sous le coup de la critique kantienne dans l’exacte mesure où elle suit la pente de l’intelligence ; tel n’est pas le cas de la métaphysique que nous indique ici Bergson en opposant « la positivité vraie » de l’intuition et de la philosophie véritable à la positivité apparente de l’intelligence et de la science. Quelques pages plus loin, Bergson invite son lecteur à revenir sur le principe qui régit cette inversion fondatrice et qui permet de constituer une cosmologie par une « psychologie retournée ». C’est alors le moi et le monde, l’âme et le Cosmos qui se renvoient mutuellement leur image dans un jeu de miroir d’une ampleur prodigieuse. L’inversion ainsi visée renvoie cependant une telle philosophie à un difficile équilibre qui pour être « durable » doit se déployer dans un mouvement de « va-et-vient continuel » entre une intuition au cœur, ou au sommet de l’être, mais muette, et une dialectique qui tente de se communiquer mais court alors le risque de perdre pied et de sombrer. Décrivant la prodigieuse odyssée du savoir qui cherche à retrouver dans une quête de l’Absolu son point de départ mais se voit constamment rejeté par les vents contraires de l’intelligence et de l’intuition, le philosophe se voit condamné à toujours défaire et reprendre ce que le langage lui avait permis de tisser :

 

« … Il faut maintenant que nous examinions de plus près l’inversion dont nous venons de décrire les conséquences. Quel est donc le principe qui n’a qu’à se détendre pour s’étendre, l’interruption de la cause équivalant ici à un renversement de l’effet ?

Faute d’un meilleur mot, nous l’avons appelé conscience. Mais il ne s’agit pas de cette conscience diminuée qui fonctionne en chacun de nous. Notre conscience à nous est la conscience d’un certain être vivant, placé en un certain point de l’espace (je souligne) ; et, si elle va bien dans la même direction que son principe, elle est sans cesse tirée en sens inverse, obligée, quoiqu’elle marche en avant, de regarder en arrière. Cette vision rétrospective est, comme nous l’avons montré, la fonction naturelle de l’intelligence et par conséquent de la conscience distincte. Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachant au se faisant. Il faudrait que, se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne fît plus qu’un avec l’acte de vouloir. Effort douloureux, que nous pouvons donner brusquement en violentant la nature, mais non pas soutenir au-delà de quelques instants. Dans l’action libre, quand nous contractons tout notre être pour le lancer en avant, nous avons la conscience plus ou moins claire des motifs et des mobiles, et même, à la rigueur, du devenir par lequel ils s’organisent en acte ; mais le pur vouloir, le courant qui traverse cette matière en lui communiquant la vie, est chose que nous sentons à peine, que tout au plus nous effleurons au passage. Essayons de nous y installer, ne fût-ce que pour un moment : même alors, c’est un vouloir individuel, fragmentaire, que nous saisirons. Pour arriver au principe de toute vie comme aussi de toute matérialité, il faudrait aller plus loin encore. Est-ce possible ? Non, certes ; l’histoire de la philosophie est là pour en témoigner. Il n’y a pas de système durable qui ne soit, dans quelques-unes au moins de ses parties, vivifié par l’intuition. La dialectique est nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que l’intuition se réfracte en concepts (je souligne) et se propage à d’autres hommes ; mais elle ne fait que développer le résultat de cette intuition qui la dépasse. A vrai dire, les deux démarches sont de sens contraire : le même effort, par lequel on lie des idées à des idées, fait évanouir l’intuition que les idées se proposaient d’emmagasiner. Le philosophe est obligé d’abandonner l’intuition une fois qu’il en a reçu l’élan, et de se fier à lui-même pour continuer le mouvement. En poussant maintenant les concepts les uns derrière les autres. Mais bien vite il sent qu’il a perdu pied ; un nouveau contact devient nécessaire ; il faudra défaire la plus grande partie de ce qu’on avait fait. En résumé, la dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même. Mais la dialectique, - qui n’est qu’une détente de l’intuition, - bien des accords sont possibles, et il n’y a pourtant qu’une vérité. L’intuition, si elle pouvait se prolonger au-delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux. Telle qu’elle existe, fuyante et incomplète, elle est, dans chaque système, ce qui vaut mieux que le système, et ce qui lui survit. L’objet de la philosophie serait atteint si cette intuition pouvait se soutenir, se généraliser, et surtout s’assurer des points de repères extérieurs pour ne pas s’égarer (je souligne). Pour cela, un va-et-vient continuel est nécessaire entre la nature et l’esprit. » (pp. 238-240)

 

Telle est, comme l’écrit M. F. Worms, la nouvelle forme que prend l’intuition de dans L’Evolution créatrice :

 

« … l’étude de la vie conduit à cette image ou à cette intuition, qui renouvelle et résout le problème central du bergsonisme, tandis que, inversement, de cette image Bergson prétend tirer la clé de la création dans la vie et même dans l’univers. » (Bergson, ou les deux sens de la vie, PUF, p. 177)

 

Tel nous semble être aussi le ressort le plus intime de la philosophie bergsonienne qui se révélera dans la confrontation avec la Relativité en reconduisant sa confrontation originelle avec Kant, aussi bien dans la question de la représentation ou celle des rapports entre espace et temps, entendement et intuition, que dans la compréhension de l’intelligence et de sa genèse. La même question lancinante se présente cependant une nouvelle fois : avec ce double mouvement que nous avons signalé par le schéma bilatéral et que M. F. Worms a si pertinemment désigné comme « les deux sens de la vie », sommes-nous devant la part d’intuition du système permettant d’assurer un accord avec des repères extérieurs, ou devant cette part de dialectique manifestant plutôt l’accord logique d’une pensée avec elle-même, avec elle seule ? Question lancinante qui se voit portée à son paroxysme dans cette confrontation avec la Relativité qui n’apporta pas la confirmation que Bergson attendait, et dont nous avons fait notre problème directeur. Et si le philosophe, naturellement contraint d’abandonner l’intuition qui lui avait donné son élan, avait lui-même senti qu’il perdait pied en ce point essentiel sans pouvoir défaire ce qui avait été fait ? Pourrait-on préserver cette part d’intuition « qui vaut mieux que le système » pour en renouer aujourd’hui le fil ? Il faudrait alors reprendre contact avec l’intuition originelle qui animait Bergson, reprendre le même problème pour lequel il s’était mis en chemin et qui constitue pour nous aujourd’hui une véritable introduction à la philosophie qu’il convient maintenant d’expliciter.

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