Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 avril 2014 7 20 /04 /avril /2014 06:15

Conclusion : Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité 

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

Nicolas Oresme, Le livre du ciel et du monde, 1377

Bibliothèque nationale de France, Français 565, fol. 23.

 Dans la brillante mise en relation que donne Gilles Châtelet des diagrammes d’Oresme avec la théorie de la relativité et la mécanique ondulatoire (Les enjeux du mobiles, 1993 ; chapitre II « La toile, le spectre et le pendule. Horizons d’accélérations et de ralentissement »), il nous a semblé nécessaire d’aller plus loin dans le sens de l’originalité de celui qui fut évêque de Lisieux (Cf. « Perspective et simultanéité », II La toile d’Oresme et le film d’Einstein, mai 2013). Contrairement à ce qui transparaît dans le titre de la deuxième partie de ce chapitre (« Spectres et horizons : la relativité restreinte comme mise en perspective des diagrammes d’Oresme »), ce n’est pas la théorie de la relativité qui opère la mise en perspective des diagrammes d’Oresme : ce sont les diagrammes d’Oresme qui se sont bâtis à l’image de la vision perspective que les peintres élaboraient à la même époque dans leurs ateliers (Cf. supra les parties 5 et 6), esquissant alors, de manière éphémère et, comme nous le verrons, quelque peu « faussée », la place de la perspective, si ce n’est dans la physique telle que nous l’entendons aujourd’hui, tout au moins dans la philosophie naturelle qui l’a précédée. Le chemin suivi jusqu’ici doit nous permettre maintenant de préciser ce point.

 Oresme s’inscrit dans la continuité des recherches des philosophes d’Oxford et de Paris touchant au renouvellement du concept de mouvement, renouvellement qui s’appuie sur une réflexion autour des grandeurs extensives et intensives. Par rapport à l’approche arithmétique des philosophes d’Oxford, l’originalité d’Oresme consiste à proposer une représentation géométrique des différentes formes de mouvement dans laquelle les dimensions de l’extension et de l’intensité figurent des axes perpendiculaires. Nous pouvons ici relire ce qu’écrit Maurice Clavelin dans La philosophie naturelle de Galilée :

« C’est à la géométrie en revanche [contrairement aux philosophes d’Oxford], et non plus à l’arithmétique, que va s’adresser Oresme pour chercher à relier directement la grandeur de l’espace parcouru aux variations de la vitesse. Dès le début du Tractatus de configurationibus qualitatum, Oresme, en effet, pose le principe que toute chose mesurable, à l’exception des grandeurs discrètes, peut être représentée « à la manière d’une quantité continue », et, par ce moyen, soumise à la mesure et à la proportion. Tel est notamment le cas du temps et de l’intensité instantanée de la vitesse qui sont les deux grandeurs dont dépend la représentation des variations de la vitesse. L’une et l’autre, comme l’explique Oresme, peuvent s’exprimer parfaitement au moyen de lignes droites. « Bien que le temps et la ligne droite, écrit-il, soient incomparables qualitativement parlant, il n’existe cependant entre deux temps donnés aucune proportion qu’on ne trouve, par ailleurs, entre deux lignes et réciproquement… » Mais ce qui vaut pour les temps, vaut aussi pour les intensités : « Quelle que soit la proportion constatée entre deux intensités (intensités de même espèce), on peut découvrir une proportion semblable entre deux lignes, et réciproquement ». Grâce au langage géométrique, des grandeurs hétérogènes peuvent donc être rapprochées, introduites dans la même figure, et par là-même soumises à un traitement commun.

« Partant de ces principes, Oresme a su construire un système d’une indiscutable originalité. Supposons que nous voulions représenter les variations d’intensité subies par une vitesse au cours d’un intervalle de temps donné. Puisque la vitesse est une qualitas successiva, le temps pourra être considéré comme le « support » de ses variations, et à ce titre, on le symbolisera par une ligne droite horizontale ou longitudo. De chaque point de cette droite une autre droite peut ensuite être levée perpendiculairement : ce sera la latitudo par laquelle on symbolisera cette fois l’intensité de la vitesse au point choisi (SPN, voir plus loin) – une ligne deux fois plus haute exprimant, par exemple, une intensité deux fois plus grande. L’idée d’Oresme est alors qu’un nombre suffisant de latitudines vont nous permettre de faire correspondre à chaque type de variation une construction géométrique qui sera comme la transposition dans l’ordre de l’extension de son processus particulier d’intensio ou de remissio : ainsi traduite sous la forme d’une configuratio, chaque variation va se trouver associée à une figure sur laquelle ses propriétés les plus caractéristiques peuvent aussitôt être mises en évidence.

« Pour le montrer, prenons d’abord une vitesse sans variation, c’est-à-dire un mouvement uniforme : un rectangle tel que (a) suffira pour le représenter. Considérons ensuite une vitesse soumise à une variation uniforme (mouvement uniformément difforme) : la figure engendrée par le processus d’intensio ou de remissio de la vitesse sera un triangle rectangle, si l’intensité minima de la vitesse est une intensité nulle (b), soit un trapèze si l’intensité minima a déjà une certaine valeur (c). Enfin des figures curvilignes dont « la ligne de sommet » (linea summitatis) pourra être convexe ou concave serviront à traduire les variations difformes. »

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

(Maurice Clavelin, op. cit., pp. 89-90)

Rappelons maintenant la présentation de Gilles Châtelet dans Les enjeux du mobile, et tout d’abord les trois moments du chapitre II construit comme un triptyque. Dans une première partie (« Les diagrammes d’Oresme »), l’auteur rappelle les étonnants diagrammes du Tractatus de configurationibus qualitatum. La deuxième partie (« Spectres et horizons : la relativité restreinte comme mise en perspective des diagrammes d’Oresme ») établit la relation entre la multiplicité ou le « spectre » vitesses ainsi représentées sous la forme d’une opération de mise en perspective, relation que permettrait la relativité d’Einstein (« Le degré 1 des vitesses doit donc fonctionner comme horizon des diagrammes d’Oresme : c’est probablement l’intuition centrale de la relativité », p. 85). Enfin une dernière étape de « ce cheminement par diagrammes » se propose de « rendre manifeste la dualité entre la saisie d’un corps naturel comme corpuscule et sa saisie comme onde ». C’est la partie « Einstein et de Broglie : deux éventails symétriques » dans laquelle Gilles Châtelet étudie la thèse de Louis de Broglie de 1923.

Le deuxième chapitre commence par ces mots :

« comment certains cinématiciens-philosophes de l’école de Paris, Oresme en particulier, ont su, par leurs diagrammes, rendre flagrant ce qui se joue dans la relation  L= VT et trouver un nouvel angle d’attaque pour le difficile problème du mouvement du mouvement. Conformément à la tradition scolastique, il convient de bien distinguer dans le mouvement le point de vue extensif – l’intervalle effectivement franchi, sa durée dans le temps – et le point de vue intensif – celui qui concerne sa promptitude ou sa lenteur (sa « tardivité »).

« Les diagrammes donnés par Oresme dans son De configuratione qualitatum réussissent à créer une unité plastique capable d’intriquer les deux points de vue. Ils se présentent ainsi :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

L’idée est très simple : un sujet mobile parvient à étendre la qualité dont il participe (ici la vitesse représentée verticalement) en parcourant une certaine distance pendant l’unité de temps. Nous voyons avec quelle netteté le diagramme souligne la distinction entre sujet étendu (horizontal) et sujet extensif (vertical) (SPN).

« La longueur se calcule comme l’aire comprise entre la ligne des degrés et la ligne du sujet étendu, et les différents mouvements apparaissent donc comme des déformations du rectangle étalon.

« Une chose étonne immédiatement le mécanicien moderne qui aurait évidemment tracé un graphique figurant le temps T en abscisse et la longueur L en ordonnée, et aurait certainement évité de « voir » cette longueur comme une aire (cf. fig. 2).

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

(Gilles Châtelet, op. cit., pp. 70-71)

Les deux mots que nous avons soulignés – « la distinction entre sujet étendu (horizontal) et sujet extensif (vertical) » - révèle le point de départ de l’analyse des diagrammes d’Oresme par  Gilles Châtelet comme pour la plupart des historiens des sciences : les deux dimensions de l’extensio et de l’intensio que représentait l’évêque de Lisieux ne sont pas mises en relation avec les deux dimensions de la largeur et de la longueur que les artistes de la fin du Moyen Age s’efforçaient de représenter avec un pavement en échiquier. Gilles Châtelet part d’une représentation sans profondeur où la perspective n’a pas sa place. Si nous prenons l’exemple de mouvements uniformes plus ou moins véloces dont les configurationes seraient des rectangles, le spectre des vitesses qu’évoque Gilles Châtelet consiste en une sorte de « mille-feuille » suivant l’horizontal et la vertical dans lequel toute profondeur est absente. La relation entre des vitesse de degré différent, voire avec la vitesse de degré maximal, se comprend comme la juxtaposition d’une « feuille » rectangulaire plus grande sur une autre (figure 9a) ; dans ce « mille-feuille » d’Oresme où, pour Gilles Châtelet, la perspective n’a pas sa place, l’intuition centrale de la théorie de la relativité aurait ainsi consisté à déployer le spectre des vitesses suivant une mise en perspective à l’horizon de la vitesse maximale c (figure 9b). A la représentation sans profondeur d’Oresme comprise par Gilles Châtelet entre l’horizontale et la verticale répond alors la mise en perspective relativiste des rectangles du mille-feuille disposés verticalement entre le degré 0 et le degré 1. Telle est « la mise en perspective des diagrammes d’Oresme par la Relativité » comprise comme quelque chose que l’histoire aurait apporté dans son cours qu’il nous faut relire attentivement et dont nous sommes en mesure maintenant d’inverser le rapport historique :

« Pour nous rendre présente par diagramme la coalition des vitesses, il ne suffit pas d’associer au degré 1 un rectangle simplement plus « grand » que les autres (cf. fig. 9a), mais il faut en faire un opérateur de mise en perspective (cf. fig. 9b).

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

« Nous avons vu comment chaque rectangle d’Oresme parvenait à étendre un degré de vitesse, en considérant la longueur comme développée par le mobile : l’aire-longueur sommait des traits de vitesses et rendait manifeste la connexité du sujet mobile (cf. fig. 5 et 8). Si nous voulons maintenant que le déploiement du spectre des vitesses et la coalition des degrés nous sautent aux yeux, nous devons nous rendre capables d’une contemplation qui s’approprie d’un coup tous les diagrammes et rende manifeste et créatrice la subordination des degrés imparfaits au degré 1.

« Le degré 1 apparaît alors comme « inaccessible » à partir d’un degré inférieur, mais surtout comme le degré qui commande subrepticement toutes les explorations conduites à un degré donné. En se dérobant comme un mirage à tout observateur qui prétendait le fixer en face de lui comme un « objet », en se donnant comme « asymptotique » pour tout degré imparfait, le degré 1 s’impose fermement comme degré où il est expressément requis de s’installer d’emblée si l’on veut embrasser tous les degrés d’un seul regard. Le degré 1 des vitesses doit donc fonctionner comme horizon des diagrammes d’Oresme : c’est probablement l’intuition centrale de la relativité (SPN).

« Nous avons déjà pu apprécier tout ce qui était gagné par ces diagrammes qui conjuguaient enveloppement et perpendicularité et comment se trouvait ruiné le préjugé d’un espace simplement construit par juxtaposition d’extension morte. Pas de longueur sans vitesse ! A ce mot d’ordre des cinématiciens-philosophes, la mise en perspective des rectangles d’Oresme répond en écho : pas d’espace sans profondeur, sans appel au discernement, sans puissance d’envelopper les choses !

« Maintenant, l’effet de perspective retentit sur le spectre des vitesses comme la profondeur sur les degrés d’éloignement d’un tableau où « l’espace que l’on imagine déborde de tous côtés l’espace représenté, la finitude même du tableau rendant perceptible l’infinité de l’espace et sa continuité » (E. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Ed. de Minuit, 1975, p. 138).

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

-          Comme horizon des vitesses, il reste désespérément « asymptotique » pour les corps matériels, même indéfiniment accélérés. Il est donc « réellement » inaccessible, mais les degrés de vitesse n’en semblent pas moins emportés dans un mouvement d’engloutissement généralisé. C’est tout l’effet de compactification de la perspective (la « finitude » sur laquelle insiste Panofsky).

-          Cette compactification domestique l’inaccessible : décider d’un horizon, c’est se rendre maître des unités de longueur associées aux différentes lignes de distance (ici, décider d’un degré 1 des vitesses, c’est dominer en pointillés tous les développements d’intensité permis par les diagrammes d’Oresme et les distribuer dans un même éventail avant tout parcours accompli). »

(Chapitre II, « La toile, le spectre et le pendule. Horizons d’accélération et de ralentissement », pp. 84-86)      

Nous avons ici la parfaite illustration de ce que doit être l’étude d’une question « à contre-courant » du sens de l’histoire et d’un consensus naturel dominant. Mettre en avant la thèse selon laquelle les diagrammes d’Oresme se seraient bâtis à l’image de la vision perspective que les peintres élaboraient à la même époque dans leurs ateliers, ce n’est pas s’appuyer uniquement sur la contemporanéité des processus, mais de manière plus essentielle, il s’agit d’analyser ce qui est en jeu aussi bien dans l’élaboration de la perspective que dans la représentation oresmienne du mouvement. Les différentes étapes suivies jusqu’ici nous ont permis d’entrevoir le caractère central de la relation entre intensité/extension et longueur/largeur en perspective, relation qui demande pour apparaître que nous remontions le cours de l’histoire à l’encontre des clichés spatiaux à l’instar de ces mathématiciens, philosophes et physiciens que présente Gilles Châtelet dans son livre. En posant la représentation du mouvement avec la dimension extensive en « largeur » (la durée du mouvement) et la dimension intensive en « longueur » (le spectre des vitesses à l’image de l’éloignement sur la toile et des carreaux « horizontaux » de l’échiquier), Oresme établit une représentation perspective du mouvement de la même manière que les peintres avec la représentation perspective de l’espace. Il faut reconnaître, bien sûr, la différence, d’une part des objets étudiés – l’espace et le mouvement -, et d’autre part des paramètres en jeu (l’espace suivant largeur et longueur en relation à un observateur fixe, le mouvement suivant temps et vitesse en relation à un référentiel au repos). L’essentiel demeure cependant dans l’articulation, ou la conjugaison, perspective d’une variable extensive avec une variable intensive. Si bien que l’on peut reconnaître dans la définition du mouvement donnée trois siècles plus tard par Galilée ainsi que dans la démonstration géométrique de la loi des carrés, la réactualisation de l’intuition d’Oresme. Ainsi dans ce passage des Démonstrations avec ce qu’écrit et dessine Galilée à propos du « Théorème I – Proposition I », première proposition concernant le mouvement naturellement accéléré :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

« Le temps pendant lequel un espace donné est franchi par un mobile, partant du repos, avec un mouvement uniformément accéléré, est égal au temps pendant lequel le même espace serait franchi par le même mobile avec un mouvement uniforme, dont le degré de vitesse serait la moitié du plus grand et du dernier degré de vitesse atteint au cours du précédent mouvement uniformément accéléré. 

Représentons par la ligne AB le temps pendant lequel un mobile, partant du repos en C, franchira d’un mouvement uniformément accéléré l’espace CD ; on représentera le plus grand et dernier des degrés de la vitesse accrue dans les instants du temps AB par la ligne EB, formant avec AB un angle quelconque ; menons AE : toutes les lignes parallèles à BE, tirées des différents points de la ligne AB, représenteront les degrés de vitesse croissants après l’instant initial A. Divisons BE en son milieu par le point F, et menons FG et AG respectivement parallèles à AB et FB ; on aura construit le parallélogramme AGFB égal au triangle AEB, et dont le côté GF coupe AE en son milieu I ; si ensuite les parallèles du triangle AEB sont prolongées jusqu’à GI, nous aurons l’agrégat de toutes les parallèles contenue dans le quadrilatère égal à l’agrégat des parallèles comprises dans le triangle AEB : en effet celles qui se trouvent dans le triangle IEF correspondent à celles que contient le triangle GIA, et celles qui sont dans le trapèze AIFB sont communes. Comme d’autre part à tous les instants, pris un à un, de l’intervalle de temps AB correspondent tous les points, pris un à un, de la ligne AB, et comme les parallèles menées à partir de ces points et comprises dans le triangle AEB représentent les degrés croissants de la vitesse grandissante, tandis que de leur côté les parallèles contenues dans le parallélogramme représentent autant de degrés de la vitesse non croissante, mais égale, il est clair qu’autant de moments de vitesse seront consumés dans le mouvement accéléré d’après les parallèles croissantes du triangle AEB, que dans le mouvement uniforme d’après les parallèles croissantes du triangles AEB, que dans le mouvement uniforme d’après les parallèles du parallélogramme GB : en effet, ceux des moments qui font défaut dans la première moitié du mouvement accéléré (c’est-à-dire ceux qui sont représentés par les parallèles du triangle AGI) sont compensés par les moments que représentent les parallèles du triangle IEF. Il est donc manifeste que des distances égales seront parcourues en un même temps par deux mobiles dont l’un, partant du repos, se meut d’un mouvement uniformément accéléré, et l’autre d’un mouvement uniforme que caractérise un moment de vitesse égal à la moitié du plus grand moment de vitesse atteint par le premier. C.Q.F.D. » (Discours concernant deux sciences nouvelles, présentation et traduction de Maurice Clavelin, PUF, 1995, pp.139-140)

 Transmission tout à fait singulière de la représentation d’Oresme si on observe le décalage d’ordre spatial subi – la ligne horizontale de l’extension se trouvant tirée verticalement de haut en bas, la ligne verticale de l’intensité figurant horizontalement –, mais qui transparaît cependant, comme la résurgence d’une rivière souterraine, dans le Dialogue de Galilée avec la définition de la vitesse d’un mobile respectivement à un référentiel au repos (« Une conception originale du mouvement : Galilée », 1995, Bergson aujourd’hui 4):

SALVIATI : « ... le mouvement est mouvement et agit (littéralement : opère) comme mouvement, en tant qu'il est en relation avec des choses qui en sont privées ; mais pour ce qui concerne les choses qui y participent toutes également, il n'agit nullement (littéralement : il n'opère en rien) et il est comme s'il n'était pas. Ainsi, les marchandises dont un navire est chargé se meuvent en tant que, quittant Venise, elles passent par Corfou, par la Crète, par Chypre, et vont à Alep ; lesquels Venise, Corfou, Crète, etc., demeurent et ne se meuvent pas avec le navire ; mais, pour ce qui concerne les balles, caisses et autres colis dont le navire est rempli et chargé, et respectivement au navire lui-même, le mouvement de Venise en Syrie est comme nul et ne modifie en rien la relation qui existe entre eux ; cela, parce qu'il est commun à eux tous et que tous y participent. Et si, parmi les marchandises qui se trouvent dans le navire, une des balles s'écartait d'une caisse - ne serait-ce que d'un seul pouce - cela constituerait pour elle un mouvement plus grand, relativement à la caisse, que le voyage de deux mille milles fait par elles ensemble.

      SIMPLICIO : Cette doctrine est bonne, solide, et conforme à l'école des péripatéticiens.

      SALVIATI : Je la tiens pour plus ancienne ; je ne doute pas qu'Aristote qui l'a apprise à bonne école ne l'ait entièrement comprise ; mais je me demande si en la retranscrivant sous forme altérée, il n'est pas à l'origine d'une confusion transmise par ceux qui veulent soutenir chacun de ses propos. Quand il écrit que tout ce qui se meut, se meut sur quelque chose d'immobile, je me demande s'il n'a pas voulu dire que tout ce qui se meut se meut respectivement à quelque chose d'immobile, cette dernière proposition ne soulevant aucune difficulté, alors que la première en soulève beaucoup... Il est donc manifeste que le mouvement qui se trouve être commun à plusieurs mobiles est oiseux et comme nul s'agissant des relations entre ces mobiles, parce que rien ne change entre eux ; il n'agit (littéralement : n'opère) que sur la relation que ces mobiles entretiennent avec d'autres qui sont privés de ce mouvement, leurs positions au sein de ces derniers se trouvant changées... »

 

Dans son livre Galilée, Newton lus par Einstein (PUF, 1984), F. Balibar insiste sur la traduction du mot rispetto :

 

  « Ce que Galilée introduit par ce rispetto alla nave medesima, c'est en fin de compte l'idée, a priori surprenante, que le mouvement est affaire de point de vue. Le mot rispetto peut et doit être traduit par « respectivement » ; mais il dérive de la même racine que « perspective ». Le mouvement, ou plus précisément un mouvement bien particulier, n'existe que du point de vue de celui qui en est privé. C'est précisément ce que Galilée reproche à Aristote de n'avoir pas compris, ou plutôt d'avoir modifié dans la conception plus ancienne qu'avaient les Grecs du mouvement : e quando egli scrisse che tutto quel si muove, si muove sopra qualche cosa immobile, dubito che equivocasse dal dire che tutto quel si muove, si muove rispetto a qualche immobile. Jouant sur d'autres finesses sémantiques propres à la langue française, on pourrait dire que dans l'expression « le mouvement doit être rapporté à un corps immobile » - expression qui pourrait très bien résumer l'idée de Galilée - le mot « rapporter » ne doit pas être entendu au sens où l'on parle de pièce rapportée sur quelque chose (un corps ne se déplace pas sur quelque chose d'immobile, comme une fourmi se déplace sur une table), mais au sens où l'on parle d'étudier une chose « sous tel ou tel rapport », (ou de quelqu'un qui est « bien sous tous les rapports »), au sens d'une mise en perspective. Telle est l'essence de ce que l'on nomme la conception relativiste du mouvement. »

 (Mme Balibar, op.cit.,  pp. 18-19)

 

C’est cette résurgence de la perspective issue de la pensée médiévale que combattra Descartes à l’annonce de la condamnation de Galilée, et qui continuera encore à subsister de manière cachée dans la cinématique newtonienne comme dans la philosophie kantienne toutes deux fondées sur la perspective parallèle de l’espace et du temps absolus (« Perspective et simultanéité », III La perspective relativiste à la lecture d’Oresme, Galilée et Einstein, 30 juin 2013). Sans que cela n’enlève rien au mérite d’Einstein, il n’est donc pas juste d’un point de vue historique, de dire que la théorie de 1905 « opère une mise en perspective des diagrammes d’Oresme » ; il convient plutôt de comprendre comment la théorie d’Einstein est parvenue à se situer historiquement dans la mise en perspective initiée par l’évêque de Lisieux et restée sous-jacente dans la cinématique classique.

Outre le rôle joué par Descartes dans la question des grandeurs intensives et de la vitesse sur la toile de fond, ou l’échiquier, de l’étendue ( « Relativité et inertie de Galilée à Einstein », 1999 ; « La perspective de l’espace-temps », 2005 ; « Les détours de l’artificier et le retour de l’artifice. Henry Bergson et Jean-Marc Lévy-Leblond », 2011), il est une raison historique qui a contribué à l’oubli de la mise en perspective du mouvement - oubli traduit par Gilles Châtelet dans l’inversion que nous venons de relever -, c’est le compromis consenti par Oresme lui-même sur le sens à donner aux mots largeur (latitudo) et longueur (longitudo), ce qui demande de faire ici quelques pas du côté de l’étymologie. Le mot latin largus provient, en effet, de la racine « doleg » qui se retrouve aussi en grec et d’où proviennent les mots largitio (largesses) et indulgentia (douceur, indulgence). A cette racine se rattachent ainsi un sens moral - prodiguer des bienfaits envers quelqu’un, accorder des privilèges, donner…-, doublé d’un sens physique - c’est l’image d’une source ou d’une rivière coulant en abondance, avec une plus ou moins grande intensité et se présentant donc de manière plus ou moins large... En se pliant à l’usage conforme à l’étymologie qui associe la largeur (latitudo) à l’intensité d’une qualité – ainsi de l’intensité de la vertu chrétienne de charité comprise dans le même sens que les mots largesse ou indulgence -, l’évêque de Lisieux effaçait en quelque sorte la relation ou la proximité entre sa représentation du mouvement et la perspective centrale. Or, ce compromis qui semble au premier abord purement lexical et conventionnel s’accompagne de conséquences historiques à la fois invisibles et irréversibles. C’est ainsi que Duhem rappelle cette inversion des sens des mots largeur et longueur sans pour autant saisir l’importance que cela va comporter pour l’interprétation ultérieure des diagrammes d’Oresme :

 « … toute intensité [il s’agit du texte d’Oresme traduit par Duhem], susceptible d’être acquise d’une manière successive doit être imaginée au moyen d’une ligne droite élevée verticalement à partir de chaque point de l’espace ou du sujet qu’affecte cette intensité… » [Pour reprendre la terminologie perspective qu’Alberti définira quelques années plus tard dans son traité sur la peinture (Cf. Partie 6) et comme cela apparaît clairement dans les qfigures de son Tractatus, Oresme représente l’extension en largeur (latitudo) et l’intensité en longueur (longitudo)]

« Et cette représentation s’étend, d’une manière universelle, à toute intensité imaginable, qu’il s’agisse de l’intensité d’une qualité active ou d’une qualité non active, que le sujet ou l’objet affecté tombe ou ne tombe pas sous les sens… »

L’intensité que désigne la ligne en question devrait proprement, selon l’avis d’Oresme, « être nommée longueur ou longitude (longitudo). »

« Notre auteur appuie cet avis de divers raisons. Il ne juge pas convenable de donner à cette intensité le nom de largeur ou latitude (latitudo). « Beaucoup de théologiens », remarque-t-il, « parlent de la largeur (latitudo) de la charité ; en effet, par largeur, ils entendent l’intensité, en sorte que l’on peut avoir une largeur sans longueur. »

« Ce n’est donc pas l’intensité (intensio) d’une qualité qu’il faudrait nommer largeur (latitudo), mais bien l’extension (extensio) de cette même qualité. « Il convient de nommer largeur (latitudo) d’une qualité étendue l’extension de cette qualité ; la dite extension peut être représentée par une ligne tracée au sein du sujet, ligne en chaque point de laquelle s’élève perpendiculairement la ligne d’intensité de la même qualité. Ainsi, comme toute qualité de ce genre a intensité et extension, dont il faut tenir compte pour la mesurer, si l’on donne à l’intensité le nom de longueur (longitudo), on donnera à l’extension, qui est la seconde dimension, le nom de largeur (latitudo). »

« Telles sont les dénominations qu’Oresme aimerait employer ; mais il remarque que « selon le langage communément usité, on attribue à l’extension de la première dimension, c’est-à-dire la longueur (longitudo), et la largeur (latitudo) à l’intensité. Or l’imposition de noms différents ou l’impropriété d’une locution ne fait rien à la réalité ; on peut, des deux manières, exprimer la même chose ; je veux donc suivre la commune mode, de peur qu’une forme de langage inaccoutumée ne rende moins aisé à comprendre ce que je vais dire. » (Pierre Duhem, Système du monde, Paris Hermann, 1913-1959. In L’aube du savoir d’A. Brenner, op. cit. : Partie V « La Physique parisienne au XIVème siècle », Chapitre IV « Nicole Oresme inventeur de la Géométrie analytique », pp. 498-500)

De même, dans le texte cité plus haut extrait de La philosophie naturelle de Galilée, Maurice Clavelin passe sous silence l’association jugée préférable par Oresme entre intensité et longitudo, extension et latitudo, pour ne considérer que l’association transmise par la tradition (cf. le passage que nous avons souligné). Or, c’est cette inversion de sens « selon le langage communément usité » qui se marquera, avec des conséquences profondes, dans un changement d’orientation spatiale et se conservera jusque dans les diagrammes de Galilée.

 On peut représenter cette transformation historique des diagrammes d’Oresme de la manière suivante. Considérons un mouvement uniformément accéléré depuis le repos (instant initial). La représentation donnée par Oresme avec les termes qu’il jugeait préférables, est la suivante :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

Ce qui donne en conformité avec « le langage communément usité » et l’association inversée largeur/intensité :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

Cependant, comme la largeur ne cesse d’avoir le sens spatial fondé comme nous l’avons vu sur le « corps propre » (Partie 6), cette représentation ne peut rester ainsi et doit donc apparaître sous la forme :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

Cependant, comme la largeur ne cesse d’avoir le sens spatial fondé comme nous l’avons vu sur le « corps propre » (Partie 6), cette représentation ne peut rester ainsi et doit donc apparaître sous la forme :

 

Conclusion :  Oresme, ou la quadruple racine du principe de relativité (10/10)

Cette inversion de sens n’est pas anodine, il s’agit d’une occultation du sens historique des diagrammes d’Oresme analogue à l’occultation de la vision perspective par une vision latérale que Merleau-Ponty dénonçait aussi bien du côté de l’empirisme de Berkeley que de l’intellectualisme de Kant. La dimension de l’intensité chez Oresme (intensio et longitudo) s’est ainsi vue représentée comme la dimension de l’extension et de la largeur thématisée quelques années plus tard par Alberti dans son traité sur la peinture. La relation intensité/extension sous-jacente à la représentation d’Oresme a ainsi subi un brouillage pernicieux avec la relation largeur/longueur sous-jacente à la représentation des peintres, tant et si bien que l’association originelle jugée préférable par Oresme ne pouvait qu’être vidée de son sens ; latitudo et longitudo, extensio et intensio, transmis sans la subtile différence qui les articulait, la perspective perdait sa place en physique et la diagonale de l’évêque son originalité dans l’échiquier cartésien. Echec et mat ! Exit perspectiva

Si cette inversion opérée dès le Tractatus de configurationibus qualitatum paraît secondaire à Duhem, c’est en effet que le lien historique avec la représentation perspective suivant largeur et longueur s’est tenu dès l’origine de manière sous-jacente ; Duhem est ici victime du recouvrement qu’Oresme a bien involontairement contribué à mettre en place et qui l’a fait paraître au regard de l’historien des sciences comme un précurseur de la géométrie analytique. Où nous retrouvons chez Duhem avec l’invention mathématique des coordonnées cartésiennes ce que nous avons relevé chez Châtelet avec l’invention de la relativité d’Einstein, à savoir cette illusion rétrospective qui fait voir l’originalité historique de la théorie oresmienne à la lumière de ce qui lui a succédé (Cf. la présentation du mouvement naturellement accéléré de Galilée par Mme Balibar dans son livre Galilée, Newton lus par Einstein, « Perspective et simultanéité », Bergson aujourd’hui, 2013) : 

« Ces citations sont un peu longues ; elles étaient nécessaires à la justification de  cette vérité : Oresme a défini avec une extrême précision le principe de ce qu’on nomme aujourd’hui une représentation graphique obtenue à l’aide de coordonnées rectangulaires. Qu’on traduise, en effet, les deux mots longitudo et latitudo par les termes modernes d’abscisse et d’ordonnée, et les passages que nous venons de produire donneront, à un traité sur les représentations graphiques, le début le plus clair. » (op. cit., p. 503)

 L’inversion du sens des mots inscrit par l’évêque de Lisieux dans le Tractatus de configurationibus qualitatum explique pourquoi ses diagrammes ont subi ensuite jusqu’à Galilée une modification d’orientation faussant leur sens originel. Paradoxalement, la mise en perspective du mouvement élaborée par Oresme dans le même esprit - on pourrait dire « à la même source » -, que la mise en perspective de l’espace s’est vue d’autant mieux occultée que le mot largeur perdait le sens traditionnel qui l’associait à l’intensité et prenait le sens spatial que les œuvres des artistes rendaient toujours plus évident. Tel un fleuve toujours plus large et s’éloignant toujours davantage de ses origines situées en amont, le cours de l’histoire ne pouvait dès lors que disjoindre le rapport originel entre intensité/extension et latitudo/longitudo. La relation entre perspective et mouvement – relation à laquelle M. Rovelli renvoie aujourd’hui avec l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique - ainsi estompée puis définitivement rejeté par Descartes n’avait dès lors, comme il ressort de la critique de Bergson par J.-M. Lévy-Leblond, plus « rien à voir » avec la physique de Newton comme avec la théorie d’Einstein et la transformation de Lorentz. Les diagonales de l’évêque pouvaient de nouveau converger, comme chez Euclide, à l’infini selon le bel ordonnancement classique de l’échiquier cartésien et de la perspective parallèle, ordonnancement déployé du côté de la physique selon la dualité newtonienne de l’espace et du temps absolus, du côté de la philosophie avec la dualité kantienne des formes a priori de la sensibilité.

Nous nous posions le problème de savoir si la perspective a sa place en physique. Il apparaît que la position de ce problème requiert notre résolution. Le détour par l’histoire de l’art permet de comprendre comment au Moyen Age, mais aussi avec Descartes et Leibniz, Berkeley et Kant, Bergson et Merleau-Ponty, cette question a son double en philosophie. Si bien qu’il semble plus que jamais nécessaire de reprendre aujourd’hui le projet de Gilles Châtelet dans son livre Les enjeux du mobile. Mathématiques, physique, philosophie (1993) et d’y inclure l’élaboration par les artistes de la perspective centrale. La question de la perspective, peut dès lors déployer sa résolution selon une quadruple racine du principe de relativité, ce qui demande de notre côté que nous nous placions à égale distance entre la physique et la philosophie, entre la science et l’art. A l’image d’un long fleuve dont les rives se sont progressivement éloignées pour atteindre aujourd’hui une largeur au premier abord infranchissable, la place qui revient à la perspective et qu’il nous faut occuper, se situe dans le cours de l’histoire en tant que celui-ci permet d’articuler latitudo et longitudo aussi bien dans la théorie oresmienne de la vitesse que dans la perspectiva artificialis des peintres.

Ce parcours effectué « à contre-courant », nous permet maintenant d’entrevoir comment l’histoire peut rendre à la perspective sa place fondatrice, une place où, pour reprendre les mots de Cassirer dans son livre sur la Relativité, « le moment étant venu d’aller au-delà de Kant en nous fondant sur les présuppositions kantiennes », il s’agit de bâtir aujourd’hui un nouveau pont entre physique et philosophie.

                                                                        Laurent Lefetz, Pâques 2014 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Laurent Lefetz
  • : C’est donc sous l’avatar de l’arbre que je confierai désormais de nouvelles feuilles. Car y a-t-il ici quelque chose de « nouveau » ? Comme l’a écrit Francis Ponge, l’arbre qui s’évertue, incorrigible en cela, à produire encore et toujours de nouvelles feuilles, finit par voir sa limite dans l’inexorable répétition du Même, l’éternel retour de l’être et de son anéantissement. « L’on ne sort pas des arbres par des moyens d’arbres. »
  • Contact

Recherche

Liens